MAI 1945 : c’est la fin d’une terrible guerre, mais pour les Algériens c’est leur pire journée

vendredi 12 mai 2023
par  Alger republicain

Le 8 mai 1945 est une date fatidique pour les Algériens. Pour les autres, c’est la capitulation de l’Allemagne nazie. C’est surtout la victoire de l’Armée rouge qui a planté le drapeau rouge orné de la faucille et du marteau. Le drapeau de l’Union Soviétique flottant au dessus du Reichstag symbolise la fin du Reich monstrueux. C’est, pour l’essentiel, l’action de cette armée qui a décidé de la fin de la guerre. Appliquant la directive de Staline de « traquer le loup jusque dans sa tanière », elle a détruit le système du nazisme. Elle a joué un rôle primordial dans la libération directe et indirecte des peuples de l’Europe qu’il avait asservis.

C’est le soulagement et la joie dans toute l’Europe et dans le monde entier. Même en Algérie on fête l’événement. Plus de 200 mille Algériens avaient été mobilisés dans l’armée française. Plusieurs milliers d’entre eux sont tombés au combat pour libérer la France. Il ne faut pas l’oublier. C’est la fin de la barbarie nazie et la fin de la boucherie.

L’Union Soviétique en a payé le tribut le plus lourd. Elle a perdu 27 millions de ses enfants. Pendant que toute la ploutocratie occidentale clame haut et fort « plus jamais ça », le 8 mai 1945 sera pour les Algériens la pire des journées.

Ce jour-là, dans la ville de Sétif, une manifestation est organisée par les représentants des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), fondée en mars 1944 par Ferhat ABBAS et ses partisans. Pourtant autorisée par les responsables préfectoraux, elle se heurte aux provocations de la police qui veut faire retirer les drapeaux algériens et la banderole appelant à la libération de Messali Hadj jeté en prison en 1939, assigné à résidence à Ksar Chellala, puis déporté le 23 avril 1945 à Brazzaville. Ils réclament l’indépendance de l’Algérie.

Apparemment rien ne laissait présager les massacres que la répression policière va déclencher. Les organisateurs haranguaient la foule avant le départ du cortège. Ils ne voulaient plus subir les humiliations des colonisés. Leur refus du retrait ou de la confiscation du drapeau national exprime cette détermination. Arrivés à hauteur du café de France à Sétif, les manifestants sont arrêtés par le commissaire Olivier et les inspecteurs Laffont et Haas. Ils ordonnent de jeter le drapeau et de retirer les pancartes portant les principaux slogans dont ceux de l’indépendance de l’Algérie et de la libération de Messali Hadj. Le refus d’obtempérer plonge dans une rage folle un des inspecteurs qui dégaine sont arme et abat le porte-drapeau, Bouzid Soual. C’était un jeune Scout musulman âgé de 26 ans. Les policiers se mettent à tirer sur la foule des manifestants. Des dizaines d’Algériens tombent sur le pavé tués ou blessés. C’est la panique parmi les manifestants.

Apprenant ce qui vient de se passer, des milliers d’Algériens venus au marché hebdomadaire de Sétif convergent vers le centre de la ville. C’est l’explosion d’une volonté collective de ne plus accepter l’oppression colonialiste. Les manifestants en colère vont s’en prendre aux Européens. Une centaine d’entre eux sont tués. Affolées ou mettant froidement en exécution un plan déjà échafaudé pour tuer dans l’œuf la revendication nationale, le préfet de Constantine appelle l’armée au secours. L’État de siège est proclamé. Un véritable mouvement insurrectionnel s’étend ensuite dans la région et se poursuit durant plusieurs jours. Ainsi à Kherrata et à Guelma la révolte des paysans naît parfois de façon spontanée dans l’après-midi lorsque leur parviennent les informations de la ville sur les massacres perpétrés par la police et les miliciens fascistes. Des groupes d’hommes issus d’une population paysanne misérable, vivant dans le dénuement le plus complet, qui n’en peuvent plus de subir la faim et les privations, se soulèvent. Ils sont armés de quelques vieux fusils, munis pour la plupart de simples outils agricoles, de serpes et de couteaux, face à la machine de guerre des colonialistes. C’est la riposte à la brutalité de l’intervention de la police et des milices ultras contre des manifestants et des populations qui souvent n’avaient rien eu à voir avec la manifestation de Sétif. Et ce sera pour les miliciens ultra accrochés à l’« Algérie Française » le signal de la boucherie. Ils s’étaient ou avaient été armés avant même les premières manifestations pacifiques du 1er mai. Ils tirent des fenêtres des immeubles. Les Algériens tombent comme des mouches.

On peut se poser une question : tous ces soi-disant dérapages n’étaient-ils qu’un coup de bluff ou une provocation mûrement réfléchie des autorités coloniales pour mater de façon anticipée une insurrection dangereuse pour la perpétuation du système d’esclavage colonial en place ? Comment expliquer l’intervention rapide de l’aviation et de la marine ? C’était visiblement une opération prévue et préparée bien avant la manifestation de Sétif. Il fallait écraser violemment et une fois pour toutes les velléités libératrices grandissantes depuis 1936. Et maintenir coûte que coute la présence française en Algérie.

Cette armada était visiblement disproportionnée mais pas pour les autorités coloniales. Ainsi l’armée pouvait se déchainer sans problème. Car c’est bien un véritable pogrom dûment orchestré par les autorités coloniales qui se poursuivra pendant plus de 10 jours. L’ordre de déclencher cette terrible boucherie a été donné par le gouvernement français dirigé par le général De Gaule.

Le gentil général De Gaulle, le représentant de la grande bourgeoisie française, ayant acquis une notoriété due au fait de sa résistance à la défaite de la France face à l’Allemagne, envoie son aviation, sa marine, ses blindés contre des populations civiles non armées, tuant par milliers et sans distinction des femmes, des enfants, des vieillards. Son aviation bombarde les manifestants. Les mechtas sont arrosées au lance-flamme et leurs habitants grillés sans état d’âme. Les blindés mitraillent les groupes de fellahs. Le croiseur Duguay-Trouin et le contre-torpilleur Le Triomphant bombardent à coups de canon. Des obus de gros calibre sont envoyés sur les populations civiles. Des enfants et des femmes jonchent le sol, leurs corps complètement déchiquetés par l’explosion des obus. C’est un spectacle apocalyptique. Mais ce n’est pas tout, les militaires reçoivent l’ordre de ne faut pas faire de prisonniers. Il faut les tuer. Les manifestants arrêtés reçoivent une balle dans la tête et sont laissés sur le sol, dans les gorges de Kérrata, proche de Sétif.

D’innombrables Algériens sont jetés vivants par les militaires et les milices ultra du haut de la falaise. ils s’écrasent 200 mètres plus bas. Pour répandre la terreur la plus extrême, ils interdisent à la population de ramasser les morts. Il faut que la vue des corps en putréfaction et des ossements blanchis sous le soleil, en semant l’épouvante fasse comprendre aux Algériens qu’ils doivent abandonner à jamais leur rêve de se libérer de la France coloniale. Et pour que leurs exploits ne soient pas oubliés, les soldats et légionnaires gravent leurs effigies sur la façade.

Ils brulent dans des fours à chaux les cadavres par centaines. Une file de camions chargés de morts attend son tour. La ville tout entière est recouverte de fumées irrespirables. Une odeur pestilentielle insupportable plane. Des milliers d’Algériens sont enfermés dans des camps de fortune et jetés dans d’immondes conditions de vie. Les pieds noirs engagés dans les milices prêtent main forte à l’armée. Ils constituent des tribunaux spéciaux, condamnent à mort et exécutent sur le champ des centaines d’Algériens pris au hasard. La cruauté est sans nom. On entendait des enfants pleurer assis à côté de leur mère tuée, baignant dans une marre de sang. Des milliers de blessés ensanglantés se tordent de douleur. Les autorités les laissent sans soin mourir. Du sang, du sang partout, des cris, des pleurs, la souffrance insoutenable de tout un peuple, tel est l’infâme champ de bataille,sur lequel exulte la soldatesque de la France coloniale.

Voilà ce que le général De Gaule, l’homme admiré par une grande partie des Français, a provoqué en enjoignant à son armée de « rétablir l’ordre ». Exécutant ses ordres avec joie et zèle, dans la « légalité » la plus totale, dans « le respect des institutions républicaines » de la France, les massacreurs couvrent de vastes territoires de charniers semblables à ceux que le maréchal Bugeaud, le boucher de l’Algérie, laissait derrière lui pendant la conquête du pays.

Mais le pire est vécu par les Algériens mobilisés dans l’armée française. Ils ont pris part à la guerre contre l’Allemagne nazie. Ils ont participé à la campagne militaire meurtrière d’Italie où ils avaient laissé des milliers de morts et de blessés. A leur retour au pays, dans leurs villages et déchras, ils subissent un choc en constatant que leur parents ou des membres de leur famille ont été massacrés, qu’il ne reste plus rien dans leurs douars incendiés, hormis les ruines et la désolation. Et la vie de leurs coreligionnaires non seulement ne s’est pas améliorée mais a au contraire sombré dans une misère encore plus atroce que celle qu’ils avaient laissée derrière eux en allant libérer la France « éternelle », la France des « droits de l’homme ».

Le gouvernement français est le seul responsable de cette sinistre boucherie. Plus de 45 000 morts laissés sur le terrain, tel est le bilan macabre de ces journées terribles que les historiens spécialistes en effacement de crimes s’échinent à remettre en question. On jette le doute sur les chiffres de la tuerie pour brouiller la connaissance de leur réalité avérée, pour recouvrir de la chape de l’oubli les milliers de blessés dont des centaines sont estropiés à vie, pour rayer de la mémoire la désolation qui avait frappé des régions entières.

Les principaux dirigeants politiques algériens du PPA sont arrêtés. Ferhat Abbas le « modéré », l’initiateur des AML, connaît le même sort.

Le peuple algérien pleure ses morts, mais de rage, il jure que la situation du pays va devenir intenable pour l’occupant.

Voici ce qu’avait déclare le président Boumediene : « Ce jour-là, j’ai vieilli prématurément. L’adolescent que j’étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu’il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là. »

Et un poète algérien Kateb Yacine, devenu écrivain et journaliste à Alger républicain note : « C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. »

C’est dans un contexte délétère et difficile que la résistance algérienne va se développer. Le combat va s’amplifier sur le plan politique. Mais et c’est le résultat le plus important de ces journées de terreur de masse, la préparation de la lutte armée est une idée qui fait son chemin dans la tête de bien des militants. Il n’ y a pas d’autre moyen pour en finir une fois pour toutes avec l’oppression colonialiste et ses horreurs indicibles.

LIÈS SAHOURA