A l’aube du 11 février 1957 FERNAND IVETON

jeudi 1er mars 2018
par  Alger républicain

Je voudrais associer à cet hommage particulier que nous rendons à un Algérien descendant d’immigrés européens, l’ouvrier-tourneur Fernand Iveton, le souvenir de ses frères de combat, des travailleurs soumis comme lui à l’exploitation coloniale, Ahmed Lakhnèche et Mohamed Ouennouri, morts tous les trois pour le même idéal, le même jour, presqu’à la même heure, à deux et trois minutes d’intervalle, mêlant leur sang chaud au pied de la guillotine, Et, à travers eux, dédier cet hommage à toutes celles et tous ceux qui ont mis leur vie en péril en s’engageant, corps et âme, dans la dure et longue lutte pour l’indépendance nationale.

En évoquant le combat héroïque de l’enfant de la classe ouvrière, Fernand Iveton, nous avons également une pensée pour son compagnon d’armes, Taleb Abderrahmane, l’étudiant en chimie qui a mis ses compétences au service de la Patrie, bravant tous les dangers. Il est mort, lui aussi, la tête tranchée par la guillotine. C’était le 24 avril 1958, à l’aube, à 3 heures 17. Il avait 28 ans. Plus d’un millier d’universitaires français de renom étaient intervenus auprès du chef de l’Etat français pour arracher sa grâce. En vain.

Avec l’exécution de Fernand Iveton, le 11 février 1957 à 5 heures 10, sur l’échafaud dressé furtivement au milieu d’une nuit glaciale dans la cour de la prison de Barberousse, dans la Haute Casbah, le bourreau attitré, Maurice Meyssonnier, descendant d’immigrés européens, patron de bar de son état, était à sa vingt et unième victime parmi les patriotes algériens.

Fernand Iveton était lui aussi descendant d’immigrés européens. « C’était un pied noir typique : père français, mère espagnole », écrit son avocat parisien, Joë Nordmann, dans son livre « aux vents de l’histoire », paru aux éditions Actes sud, en 1996. Mais « celui-là n’est pas comme les autres », avait dit, un jour, Didouche Mourad à son ami Ahmed Akkache. S’il y en avait beaucoup comme lui, cela aurait changé bien des choses". C’était vers la fin des années 1940, au quartier de La Redoute.

Par « les autres », Didouche Mourad désignait ceux qui, contaminés par le racisme d’Etat, formaient la communauté française. « Cette société des »Français d’Algérie« dont parle, l’auteur de la Question, Henri Alleg, dans son livre »La Guerre d’Algérie«  : »Si diverse et si contradictoire, écrit-il, (elle) avait au moins une certitude commune qui faisait la force idéologique et politique de la grosse colonisation. Elle ne jouissait de ces « privilèges », pour aussi misérables qu’ils fussent, que parce qu’elle était l’heureuse élite, celle à qui la providence avait confié la tâche de régner sur les indigènes. Cela chacun l’apprenait avant même de savoir lire.« L’éducation familiale du mépris de l’indigène, du mépris de l’Arabe, était relayée par l’école. L’école publique française – conçue par Jules Ferry - contribua grandement à la construction d’un racisme d’Etat, en Algérie, en instituant une différence de statut entre les enfants européens (section « A ») et les enfants indigènes (section « B »), et sa diffusion à travers les livres et les manuels scolaires. C’était dans la logique des choses, car, comme l’écrit le poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire, »il n’y a pas de colonialisme sans racisme". Le racisme d’Etat était matérialisé par le Code de l’Indigénat.

Fernand Iveton est né le 12 juin 1926, à la rue de la Marine, à Alger. Sa famille quitta le quartier pied-noir de Bab el Oued pour s’installer au Clos Salembier, rue des Lilas, puis rue des Coquelicots où son père, ouvrier électricien, bâtit de ses propres mains une maison. Dans ce grand quartier peuplé majoritairement d’autochtones, où il passa son adolescence et sa prime jeunesse, Fernand Iveton, ouvrier-tourneur à l’E.G.A (Electricité Gaz d’Algérie), était connu pour ses solides convictions communistes. Les militants du PPA-MTLD, qu’il côtoyait au syndicat CGT des gaziers-électriciens, l’estimaient pour sa droiture.

Il aimait l’ambiance sportive. Le samedi après-midi, on le voyait sur un terrain de football avec ses camarades de travail, Algériens et Européens, portant les couleurs du club corporatif de l’EGA, affilié à la Fédération gymnique et sportive du travail (FSGT), raconte son camarade de lutte, Maurice Baglietto.

Fernand Iveton avait foi en une Algérie indépendante, juste et solidaire. Il avait suivi le chemin choisi par son père, militant communiste et syndicaliste, ouvrier à la société d’électricité Lebon avant qu’elle ne soit nationalisée en 1946. Il acquit les principes de liberté et d’indépendance nationale à travers les luttes ouvrières menées, côte à côte, avec les travailleurs musulmans, victime comme eux de la répression coloniale.

C’est sur le terrain de ces luttes ouvrières et politiques, qui connurent un essor formidable entre 1947 et 1954, qu’il faut chercher les racines de son intégration à la nation algérienne à laquelle il donna sa vie.

D’où cet hommage particulier

Par sa forte concentration intérieure, Fernand Iveton était de cette élite ouvrière européenne qui a pu se dégager de la mentalité colonialiste. « Il avait très tôt assimilé cette notion d’indépendance, à l’image d’autres Européens militants du PCA, comme Henri Maillot, Maurice Laban, Maurice Audin et d’autres. A ses yeux, la seule issue pour les Européens était de se détacher du système colonial », témoigne l’auteur de la Question, Henri Alleg

Fernand Iveton s’engagea dans la lutte armée avec la création, en juin 1955, des Combattants de la libération - la branche armée du PCA. A sa dissolution, en juin 1956, suite à l’accord PCA-FLN, il intégra, avec ses camarades, les rangs du FLN, guide unique du combat libérateur. Il fut membre du groupe d’action du Champ de Manœuvres dirigé par l’ouvrier métallurgiste à l’usine Neyrpic et syndicaliste, M’Hamed Hachelaf.

A propos de son activité, Jacqueline Guerroudj, rescapée de la guillotine, relate dans son livre-témoignage « des douars et des prisons » : « L’objectif des fedayin, clairement exprimé, était, selon l’idée émise par Fernand Iveton qui connaissait bien les lieux à l’usine à gaz du Hamma où il travaillait, de placer des bombes sous les tuyaux à un endroit choisi pour que les dégâts empêchent l’usine de fonctionner, privant ainsi Alger d’électricité ».

Jacqueline Guerroudj, qui assurait la liaison au sein du groupe, remit à Fernand Iveton les deux bombes réglées par l’étudiant en chimie, Abderrahmane Taleb, pour exploser à 19 heures 30, à l’heure où l’usine est totalement vidée de son personnel.

Mais sa musette ne pouvant les contenir toutes les deux, il ne put en prendre qu’une seule. En arrivant à l’usine, il mit sa musette (un sac de sport) dans son placard. Le contremaître, qui le surveillait de près, entendit le « tic-tac » du réveil et courut alerter la police. Fernand Iveton, arrêté sur-le-champ, fut immédiatement conduit au Commissariat central d’Alger.

Nous sommes le mercredi 14 novembre 1956. Fernand Iveton est soumis, durant trois jours, à d’atroces tortures, tortures relatées dans un Mémoire qu’il remit à son avocat, Joë Nordmann.

Le 25 novembre 1956, le Tribunal militaire d’Alger prononce à son encontre la peine de mort, « au motif qu’il avait voulu faire sauter Alger », selon les propres mots de Jacques Soustelle, ancien gouverneur d’Algérie. Le procès se déroula dans un climat de haine raciale, alimenté et dirigé par des groupes fascistes, partisans féroces de l’Algérie française, qui avaient créé, en janvier 1956, un comité de Défense et d’Action pour l’Algérie française, berceau de l’OAS.

A l’aube du 11 février 1957, soit 80 jours à peine après son procès, la lame de la guillotine, ce procédé sauvage, symbole de la barbarie fasciste, s’abat sur son cou. Dans le couloir qui le conduisait à l’échafaud, Fernand Iveton lança un vibrant « l’Algérie libre vivra ».

C’est un des descendants de ces oiseaux de proie qui se sont abattus sur nos rivages dès 1831, « des trafiquants, aventuriers, spéculateurs, pègre des ports méditerranéens de France, d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Malte…, le patron de bar, Maurice Meyssonnier, qui fit tomber la lame.

Le recours en grâce avait été refusé à Fernand Iveton, le 10 février 1957, par le Président de la République française, René Coty, en accord avec le garde des sceaux, François Mitterrand et le secrétaire général de la SFIO, Guy Mollet, Président du conseil.

C’était la période où la « Question algérienne » était inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’O.N.U. Le socialiste Guy Mollet avait adressé, au mois de janvier, une lettre ouverte à cette haute institution internationale, dominée par les Etats membres de l’OTAN sous la houlette des Etats-Unis, pour dire que la guerre d’indépendance conduite par le FLN était, en fait, dirigée par les communistes à partir de Moscou. Il voulait ainsi créer un climat général de peur en exagérant la présence des communistes dans l’armée de libération nationale.

Pour le gouvernement français dominé par les socialistes de la S.F.I.O, qui s’appuyait sur la communauté européenne raciste pour garder l’Algérie française, la décapitation rapide du fidaï Fernand Iveton devait absolument servir d’exemple.

La mort de Fernand Iveton fut effectivement un exemple. Un exemple qui « éclaira la route » de milliers d’autres jeunes patriotes dans la longue lutte pour briser les chaînes séculaires de la servitude.

Au greffe, Fernand Iveton, calme et détendu, prononça ces paroles recueillies par son avocat, Maître Albert Smadja : « La vie d’un homme, la mienne, ne compte pas. Ce qui compte, c’est l’Algérie, son avenir... » Ultimes paroles qu’il laisse comme un message-testament aux générations qui auront à bâtir l’Algérie indépendante.

Avant d’aller au supplice, il embrasse ses frères de combat, Ahmed Lakhnèche et Mohamed Ouennouri, clamant, tous les trois, à l’unisson « Vive l’Algérie libre ! » Le cri des trois fedayin fut repris en chœur par la prison toute entière. Partis des terrasses des maisons de la Casbah voisine, parvinrent à la prison le chant patriotique « Min Djibalina, » et les youyous des femmes admirables de courage.

De cet homme aux vues lointaines, son avocat, Maître Joë Nordmann garde un souvenir fervent. « Sa droiture, sa clarté d’esprit, sa fidélité aux principes de liberté et d’indépendance, écrit-il dans ses Mémoires, m’impressionnèrent beaucoup lorsque, pour la première fois, je le rencontrai à la prison Barberousse d’Alger. Il avait trente ans ». Dans une lettre écrite de prison à son épouse, Fernand Iveton dit en substance : « Pour l’Algérie de demain, avec la lutte de classe qui s’annonce, nous avons besoin de tous les camarades ».

Ses fidèles compagnons de lutte ne l’oublient pas. Chaque année, à la date du 11 février, ils se recueillent sur sa tombe, au cimetière de Saint Eugène (aujourd’hui Bologhine) pour évoquer son courage exceptionnel.

Deux étudiantes de l’Institut des sciences de l’information de l’Université d’Alger consacrèrent un important chapitre à son combat, dans un Mémoire de licence soutenu en juillet 2011.

Du fond de sa cellule de Serkadji, juste après la sauvage décapitation par la guillotine de Fernand Iveton, Ahmed Lakhnèche et Mohamed Ouennouri, Annie Steiner écrit :

Ce matin ils ont osé
Ils ont osé
Vous assassiner
 
C’était un matin clair
Aussi doux que les autres
Où vous aviez envie de vivre et de chanter
 
Vivre était votre droit
Vous l’avez refusé
Pour que par votre sang d’autres soient
libérés
 
Que vive votre idéal
Et vos sangs entremêlés
Pour que demain ils n’osent plus
Nous assassiner

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Mohamed Rebah
Chercheur en histoire
Auteur