Interview de Tariq Teguia dans l’Humanité

samedi 28 mars 2015

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Pris dans les tumultes de l’histoire, Nahla (Diyanna Sabri ) va croiser la route d’ibn Battuta (Fethi Ghares). Photo : Zendj
DR

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Avec son dernier long métrage « Révolution Zendj », le cinéaste algérien donne un film immense de force et de beauté,
une grande œuvre révolutionnaire. Le Centre Georges-Pompidou, à Paris, consacre un événement à son auteur.

L’Humanité : Comme dans vos précédents longs métrages, votre personnage principal est un arpenteur de territoires. Dans Inland, il s’agissait précisément d’un géomètre. Ici d’un journaliste. D’où vient ce choix, ou cette nécessité, de les lancer dans l’espace ?

Tariq Teguia : Peu de films algériens disent la place de l’Algérie dans son espace. Je parle d’espaces culturels, géographiques, politiques, linguistiques... Il s’agit fondamentalement du monde arabe et j’ai envie non seulement de le resituer, mais de ­mesurer les interactions qui s’y jouent. Dans Révolution Zendj, le film démarre en Algérie, dans le désert du Sud, et fait référence à des émeutes dans une région principalement habitée par des Mozabites. Ce sont surtout des émeutes
intercommunautaires, plus ou moins attisées par le pouvoir. Elles s’inscrivent dans un paysage d’émeutes qui parcourent l’Algérie. On le sait assez peu, mais il s’en produit des centaines. Ici on coupe une route, là on retient un élu pour demander des logements. Ces micro-émeutes se produisent depuis longtemps en Tunisie ou en Égypte, avant ce que l’on a appelé « les printemps arabes ».

Les mouvements algériens sont peu politisés et le pays a de l’argent. Les années de guerre civile avec les islamistes pèsent lourd. Ce que vivent avec eux la ­Tunisie ou l’Égypte, l’Algérie l’a vécu il y a vingt ans. De mon point de vue, ils ont perdu politiquement en Algérie, mais le pouvoir les utilise comme repoussoir. C’est dans ce bouillonnement que s’inscrit le film. Ces luttes concernent la domination du marché. Il est global, à échelle planétaire. Avec mon frère Yacine (coauteur du film – NDLR), nous nous sommes donc demandé quelles luttes nous pouvions opposer à cette mondialisation. C’est pourquoi nous sommes allés à Athènes rencontrer de jeunes Grecs qui étaient en révolte. C’était en 2010. Ils ne comprenaient pas ce que leurs mouvements avaient à voir avec ceux d’autres pays et le sens de notre rencontre. Mais après l’occupation de la place Tahrir en Égypte, les jeunes Grecs, qui ne manifestaient qu’en défilant, se sont mis, à l’été 2011, à occuper la place Syntagma au cœur d’Athènes. Nous avons choisi de mettre en forme, par une fiction, la connexion de ces luttes.

L’Humanité : Révolution Zendj nous emmène en Grèce, en Algérie, au Liban, en Irak et même aux États-Unis. On traverse ces espaces tels que vous venez de les évoquer avec une autre récurrence de votre cinéma, des disséminations de sens, des diffractions, une multiplication de facettes et de figures... Pouvez vous préciser cette démarche ?

Tariq Teguia : Il s’agit pour une part de rendre compte de l’insaisissable et d’une manière de mettre en scène le politique en passant par des formes et non par des expressions politiques « directes ». Les sens sont en effet multiples, comme lorsque nous voyons ces jeunes Grecs dans un squat travailler un texte de Michel Butor sur l’Amérique. C’est une façon de montrer une Amérique différente de celle des entrepreneurs qui arrivent dans le désert irakien et ne voient là que le vide, ou plutôt l’espace d’une formidable utopie capitaliste où l’on peut construire n’importe quel centre commercial ou parc d’attraction. Je les représente parfois par le burlesque ou de manière plus sinistre. J’ai utilisé la farce lorsque, dans les rues de New York, ils se présentent comme les « nouveaux révolutionnaires ».

Je n’ai pas inventé l’expression. C’est celle des idéologues néoconservateurs. Tous les paysages du film sont ainsi des paysages d’événements. La lecture en est géographique, mais traverse également les strates de temps, le rappel de faits historiques, de révoltes et de révolutions, ces deux termes pouvant, en arabe, avoir une signification identique. On retrouve toujours le refus de l’oppression.

La révolution des Zendj, esclaves noirs qui se sont soulevés vers le VIIIe-IXe siècle contre le califat, a donné lieu à de nombreux écrits, des pièces de théâtre. C’est une source d’inspiration pour les révolutionnaires du monde arabe comme Spartacus, pour les révolutionnaires allemands et Rosa Luxemburg. Ils ont donné son nom à leur mouvement, non comme une ­séquelle, mais une réactivation.

À Beyrouth, le personnage d’Ibn, le ­journaliste algérien, rencontre la jeune Nahla, fille de militants palestiniens réfugiés en Grèce en 1982 après la guerre israélienne, et Rami, Palestinien du Liban. La ville, notamment dans les années 1970, a été un extraordinaire carrefour de révolutionnaires qui ont affronté Israël, mais aussi les Occidentaux, la Syrie... L’IRA avait là-bas des camps d’entraînement... En y désignant des lieux par des noms de boulevard, ainsi que le fait le personnage du vieil antiquaire qui a vécu tout cela, on retrace l’histoire. L’acteur qui l’interprète l’a personnellement vécue.

L’Humanité : Dans la seule séquence qui montre une réunion politique de gauche à Beyrouth, les personnages semblent désorientés à l’égard des combats qu’il faudrait mener. Cela fait-il écho à l’indécision de ce journaliste qui met un pied devant l’autre sans ­certitude de la direction à prendre ?

Tariq Teguia : C’est le cas de tous les personnages masculins de mes films. Dans Rome plutôt que vous, il hésite et tergiverse face à la nécessité de l’exil. Dans Inland, à la fin du film, il ne sait plus rien. C’est le personnage féminin qui l’amène quelque part, et encore n’est-il là qu’à ­moitié. Il disparaît d’ailleurs dans une sorte de blanc désertique. Ibn apparaît dans le brouillard des fumigènes. Les deux films s’emboîtent.

Au début, en quittant l’Algérie, Ibn croit savoir ce qu’il fait, mais il en perd le sens en route. Nahla se moque de lui. Il cherche des excuses pour rentrer. C’est peut-être ma propre sidération que je mets en scène. Il faut d’abord regarder ce qui se passe, puis écrire, puis tourner sans que ce soit bien sûr aussi linéaire. J’ai construit le film en repérant grâce aux voyages que j’ai pu accomplir en accompagnant les présentations d’Inland. Mais le scénario n’est pas une bible. Dans la scène, tout doit être refabriqué.

J’arrive sur le plateau sans savoir quoi faire. C’est risqué, et d’ailleurs je dois toujours refaire. Parfois il faut reprendre l’avion parce qu’une scène manque d’intensité. Il faut tout le temps chercher des dispositifs cinématographiques. C’est pour cela qu’avec Yacine nous nous produisons nous-mêmes. Aucune production ne nous laisserait de telles possibilités. Mon travail ressemble à celui d’un peintre. J’équilibre des masses, des rythmes, des tonalités. Le cinéma avec une narration très claire et des personnages très caractérisés ne m’intéresse pas. Le récit me sert à faire barrage à l’effroi, à ma propre frayeur face à la multiplication des signes.

Les films sont une manière de mettre le monde à distance pour en quelque sorte éviter la folie, ordonner le tumulte.

L’Humanité : Anciennes ou contemporaines, nombre de luttes que vous retracez dessinent en effet des parcours effrayants ...

Tariq Teguia : Dans l’un des moments du film qui se déroule à Athènes, on voit un jeune qui tague sur un mur « Un spectre hante l’Europe, c’est le co... » Ceux qui le connaissent reconnaissent le ­Manifeste du Parti communiste. Ce spectre dont on a tant célébré la disparition. Il me semble assister à un regain, un foisonnement de révoltes. Le jeune n’a pas le temps de terminer sa phrase, il se fait arrêter par la police. Mais toutes sortes de tentatives de reprises en main par les peuples existent bel et bien. Les échos peuvent même retentir avec d’autres continents, comme l’Amérique du Sud. Nous sommes confrontés à la difficulté de les connecter. J’espère qu’un jour quelqu’un écrira sur un mur :

« Faites l’amour ET la guerre de classe »

Certains mouvements sont certes minoritaires, mais n’en sont pas moins vivants, d’où la présence de la musique dès le début du film. Je ne peux pas dissocier le politique et le désir, la joie. En tout cas nous offrons nos réponses hésitantes, bégayantes, à la force colossale de la globalisation capitaliste.

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Le Centre Georges Pompidou à Paris a consacré une rétrospective : « Tariq Teguia films et rencontres » jusqu’au 15 Pars.

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Entretien réalisé par

Dominique Widemann

11.03.15

In L’Humanité