Décryptage d’un guet-apens

lundi 5 juin 2017

Nous reproduisons ci-après un extrait de l’article écrit par Mustapha Benfodil dans El Watan du 3 juin. Le journaliste décrit le lynchage infligé à l’écrivain Boudjedra.

RN

"Pour ceux qui n’ont pas vu cette séquence, il s’agit d’une parodie d’interview menée par deux faux journalistes, Madani et Hichem. Madani attaque par une question sur le succès d’Ahlam Mosteghanemi et son niveau d’influence sur les lecteurs. Boudjedra rétorque : « L’artiste n’influe pas sur la société », en précisant que nous avons affaire, en l’occurrence, à une vision « éculée, occidentale », plus spécifiquement « sartrienne », de l’impact sociétal de l’art.

« Hé Boudjedra, explique-toi, tu es athée ou musulman ? »

Sur ces entrefaites, deux flics font brutalement irruption sur le plateau. Ils interrompent l’enregistrement et procèdent à une vérification de papiers. Au début, Boudjedra coopère avec le sourire. Il n’est guère impressionné par ce cirque. Une convocation de police est remise au présentateur (Madani) qui nous apprend que l’illustre écrivain est accusé de « takhabour » (espionnage) au profit de chancelleries occidentales.

A un moment donné, Boudjedra lâche avec un brin d’agacement : « Soubhane Allah ! » L’un des deux « journalistes » saisit la perche au vol et l’accule : « Donc tu n’es pas athée. » En voix off, la commentatrice de l’émission en remet une couche en marmonnant : « Hé Boudjedra, explique-toi, tu es athée ou musulman ? » Décidément, on baigne en plein « daechisme éditorial rahmanisé ». Dans la dramaturgie du gag – vous l’aurez compris – le but recherché est de faire monter la pression sur Boudjedra jusqu’à l’amener à renier son « ilhad » (athéisme).

En hors champ, l’un des faux officiers revient à la charge et l’exhorte à dire : « Allah Akbar. » Boudjedra répète la formule à trois reprises. L’animateur renchérit : « Dis : la ilaha illa Allah. » Boudjedra se prête au jeu avec sérénité. On lui demande s’il est musulman, il répond de bon cœur : « Je suis musulman et demi », avouant avec sa franchise habituelle qu’il ne fait pas la prière.

Et le faux animateur de commenter : « Donc vous êtes un athée artificiel. » Dans la foulée, il lui demande de lever les mains au ciel et de formuler une prière « en ce mois saint des awachir », l’idée étant d’amener « l’athée repenti » à implorer la grâce divine. Les deux cabotins se mettent à se lamenter vulgairement, les mains jointes, en pressant leur invité de se joindre au rituel improvisé. Boudjedra s’y refuse, commence à montrer de vrais signes d’agacement. A bout de patience, il finit par se lever et sort bientôt de ses gonds.

La farce n’a que trop duré. Il ne sait pas encore qu’il est l’objet d’un mauvais traquenard. Il décide néanmoins de mettre un terme à l’interview avant de prendre à partie le supposé officier de police. « Je veux aller au poste ! » s’écrie-t-il dans la gueule du faux flic, avant de hurler : « Quilouni ! » (foutez-moi la paix !) L’émission devient carrément « infilmable » et même inaudible à en juger par l’avalanche de « bips sonores » qui fusent en direction de nos inquisiteurs indélicats.

Appels au boycott d’Ennahar

Le fait de voir un libre penseur de la trempe de Rachid Boudjedra en proie à une telle agression morale, une « perquisition mentale » caractérisée, a très vite soulevé de vives réactions. L’indignation a aussitôt embrasé les réseaux sociaux avant de prendre les contours d’une action organisée et plus réfléchie.

Trop, c’est trop ! semblaient dire les centaines de voix qui tenaient à exprimer leur émotion et leur solidarité avec l’écrivain, surtout en apprenant que son opposition à la diffusion de l’émission n’a pas été respectée."