Hommage à Henri Alleg de Miguel Urbano, ancien député communiste portugais

jeudi 12 septembre 2013

Il s’est éteint mercredi 17 juillet, mais il avait déjà pratiquement perdu la vie l’an dernier lorsqu’il avait souffert d’un AVC, alors qu’il était en vacances sur une île grecque. Les lésions cérébrales étaient si graves que la rémission était impossible. Il est devenu hémiplégique et a passé ses derniers mois dans une clinique, terminant son existence dans un état presque végétatif. Il reconnaissait ses enfants, leur disait quelques mots mais son discours était devenu chaotique. L’amitié qui m’a uni à cet homme était si profonde qu’il m’est difficile de la définir.

Agé de 90 ans, il a séjourné une semaine à Vila Nova de Gaia, avec moi et ma compagne, et il a participé, à la Universidade Popular do Porto, à une conférence sur l’Algérie et sur les événements qui secouaient l’islam africain. Son savoir historique et sa lucidité ont impressionné son auditoire. Je l’admirais depuis très longtemps, lorsque je l’ai rencontré en Bulgarie en 1986 lors d’un Congrès international. La sympathie a été immédiate et s’en est suivie une amitié toujours plus étroite avec le temps.

Henri, après le 25 avril, était correspondant de L’ Humanité à Lisbonne. A l’époque, je n’ai pas eu l’occasion de le rencontrer. Mais au cours du dernier quart de siècle, il s’est rendu à de nombreuses reprises au Portugal. La maison d’éditions Caminho a publié trois de ses ouvrages. ( SOS Amérique , Le Grand bond en arrière , Le Siècle du dragon ) et la maison d’éditions Mareantes a lancé la traduction en portugais de La Question , le livre qui l’a rendu célèbre et qui a contribué à accélérer la fin de la guerre d’Algérie.

Il aimait le Portugal, notamment l’Alentejo, sur la rive gauche du Guadiana et admirait beaucoup le Parti communiste portugais.

Au Portugal, il a participé à plusieurs Rencontres internationales et lors d’un de ses séjours à Lisbonne, il a été reçu par le Comité des Affaires étrangères de l’Assemblée de la République, et a débattu avec des députés de tous horizons sur les grands problèmes contemporains et a ensuite été applaudi par l’assemblée. Je me souviens également de l’intérêt exceptionnel suscité par sa venue au Brésil et à Cuba, où je l’avais accompagné.

La complexité de l’admiration que j’éprouve pour Henri Alleg m’a amené à écrire sur lui et sur ses ouvrages plus de pages que je n’ai écrites dans ma vie sur n’importe quel autre auteur. Elles apparaissent dans des articles publiés dans des journaux et des revues de nombreux pays.

Je me souviens du choc que j’ai ressenti en lisant La Grande Aventure d’Alger Républicain, à tel point que j’ai suggéré lors d’une conférence de faire figurer ce livre au programme de toutes les facultés de journalisme du monde.

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Qu’ai-je trouvé de différent chez Henri Alleg ?

En réfléchissant aux raisons pour lesquelles cet homme me fascinait autant, j’en ai conclu que cette admiration venait de la fermeté de ses idées, d’un courage spartiate et d’une éthique exceptionnelle. Plus d’une fois, je lui ai affirmé que je retrouvais en lui le modèle des bolchéviques de 1917. Henri était pour moi un communiste intégral, pur, presque parfait. Je n’ai jamais connu personne d’autre avec qui j’étais en harmonie sur le plan des idées.

Il est bien dommage que Mémoire Algérienne n’ait pas été traduit en portugais. Dans cet ouvrage de mémoires, et qui représente même bien plus que ça, Henri, dans les derniers chapitres, permet au lecteur d’imaginer la douleur du communiste lié à l’éloignement rapide des dirigeants du FLN, après l’indépendance, vis-à-vis des principes et des valeurs qui avaient conduit les révolutionnaires algériens à la victoire sur le colonialisme français. Il a payé un lourd tribut pour l’authenticité avec laquelle il s’éloignait du pouvoir dans Alger Républicain, son journal, fermé par Houari Boumediene, héros de la lutte pour l’indépendance.

Le prix à payer a été lourd aussi en France, où, après son retour en Europe, il a été secrétaire de l’Humanité, qui était alors l’organe du CC du PCF. Henri Alleg a dénoncé dès le début la vague d’eurocommunisme qui a touché les partis français, italien et espagnol, entre autres. Il a fustigé avec virulence la stratégie du PCF qui consistait à participer aux gouvernements du Parti socialiste, qui menaient des politiques néolibérales.

Dans le superbe ouvrage qu’il a écrit sur la destruction de l’URSS et sur la réimplantation du capitalisme en Russie, il a fustigé les intellectuels, qui après avoir renoncé au marxisme, se sont rapidement transformés en apôtres du capitalisme avec des positions anti-soviétiques. Il n’a pas non plus hésité à critiquer le propre secrétaire du PCF, Robert Hue, jugeant l’orientation définie pour le PCF incompatible avec ses traditions révolutionnaires d’organisation marxiste-léniniste.

Mais, à la différence d’autres camarades, il a mené sa lutte communiste à l’intérieur du parti, en tant que militant. J’ai eu la chance en France de jauger, dans les assemblées communistes auxquelles j’ai assisté, l’énorme respect qu’inspirait Henri Alleg lorsqu’il prenait la parole. J’ai pu constater que même des dirigeants qu’il critiquait admiraient la clarté, le fondement et la dignité de son discours critique.

Ces dernières années, malgré sa santé fragile, il est apparu dans plusieurs émissions de télévision, il est revenu au Portugal et est retourné en Algérie où il a été accueilli avec enthousiasme et émotion. Aux États Unis, ses conférences ont suscité des débats idéologiques d’une profondeur rare, avec la participation de communistes et d’universitaires progressistes. Et pratiquement jusqu’au moment de son AVC, il parcourait la France, répondant aux invitations de Fédérations communistes et autres. La jeunesse surtout l’acclamait avec tendresse et admiration.

Le décès de son épouse Gilberte en 2010, a été pour lui un coup très dur. « Je n’ai plus aucune joie de vivre… » – m’a –t-il répondu lorsque je l’ai interrogé sur le poids de la solitude. Elle, algérienne, était également une communiste exceptionnelle. Elle a énormément œuvré avec le parti pour l’organisation de son évasion rocambolesque de la prison de Rennes, où il avait été transféré depuis l’Algérie.

Souvent, quand je me rendais en France, il me logeait à Palaiseau en banlieue parisienne. Henri, qui était fin gourmet et un grand cuisinier m’offrait de véritables banquets et préparait un couscous merveilleux, arrosé de vins argentins. Lors de ma dernière visite à Palaiseau avant sa maladie, ma compagne et moi avons assisté à un dîner inoubliable. Nous étions cinq : nous, Henri, Gilberte et son fils, Jean Salem, déjà philosophe marxiste de renommée internationale.

Je me souviens que ce soir-là nous avons refait le monde. Henri débordait d’énergie ; il parlait de l’avenir avec l’espérance d’un jeune bolchévique.

Miguel Urbano, ancien député communiste portugais