Hommage de l’ACCA à la mémoire de Jean-Pierre Baudier récemment disparu

dimanche 23 janvier 2022
par  Alger republicain

Les passants des rues de Bagneux (Hauts-de-Seine) connaissaient bien sa silhouette : jusqu’à il y a quelques jours, Jean-Pierre Baudier allait régulièrement faire ses courses seul, dans le centre ville, d’un pas très lent. Un pas très lent, mais déterminé : avant que le premier confinement de 2020 ne bloque les activités militantes, Jean-Pierre allait de la même démarche hésitante tenir trois fois par semaine la permanence de l’union locale CGT de Bagneux. Trois fois par semaine. Ses 90 ans approchaient, ses jambes ne le portaient plus solidement : son militantisme, son communisme, en revanche, n’avaient jamais faibli. C’est finalement le cœur de Jean-Pierre qui a lâché, au tout début de cette année.

Jusqu’à la fin de sa vie, le cœur de Jean-Pierre a battu pour l’Algérie.

Notre camarade n’en parlait guère, pourtant. Par pudeur, sans doute. À cause de la blessure, peut-être. Par goût affiché de la discrétion, c’est certain.

Mais si l’on tendait l’oreille, il arrivait qu’on l’entende murmurer : « Je suis Algérien. »
Jean-Pierre l’était en effet de naissance : lorsqu’il naît à Alger, en 1932, cela fait plus d’un siècle que la famille Baudier est installée en Algérie. Arrivée du Jura par bateau en 1834, au lendemain de la conquête militaire du pays par la France, elle y resta, et essaima : Jean-Pierre avait quatre frères et sœurs.
La famille Baudier, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, est donc une vieille famille installée à Alger.

Des colons...

Dépanneur à la Compagnie Lebon, qui deviendra bientôt Électricité et gaz d’Algérie (EGA), le père de Jean-Pierre milite à la CGT. « Il était proche du syndicalisme révolutionnaire de l’époque, plutôt anarchiste », se souvenait Jean-Pierre. Dès le début de la guerre d’indépendance, en 1954, le père martèle sa conviction : que meure le colonialisme, et que l’Algérie soit algérienne.
Jean-Pierre a 22 ans.
Influencé par son père, au point qu’il est à son tour devenu électricien à EGA et syndiqué CGT, il rend au péril de sa vie toutes sortes de services clandestins aux combattants du Front de libération nationale (FLN), et aux militants du Parti communiste algérien (PCA). Les adversaires de Jean-Pierre sont la République française, son gouvernement, ses préfets, ses militaires, qui s’appellent Massu, Bigeard ou Aussaresses. Ses adversaires sont la plupart des colons et pieds-noirs, souvent d’extrême-droite, qui se battent à coups d’attentats pour l’Algérie française.

Dans la guerre d’indépendance qui fait rage, les convictions de la famille Baudier, on le voit, dérangent beaucoup de monde.
En octobre 1961, une bombe déposée par l’Organisation Armée Secrète (OAS) détruit leur appartement.
Condamné à mort par ce groupe fasciste français, Jean-Pierre fuit l’Algérie en janvier 1962.

Il découvre un pays étranger qu’il n’a jamais visité : la France.

Dès le lendemain de l’indépendance algérienne, le 5 juillet 1962, Jean-Pierre regagne son pays, et son emploi d’électricien à Alger.

« J’ai vécu trois années magnifiques, racontait-il. C’était la Révolution. Tout était à faire, à construire, à inventer. Les colons, qui étaient les patrons, avaient fui : l’autogestion se déroulait dans tous les secteurs. Les travailleurs algériens prenaient les choses en main, des grandes exploitations agricoles à la cave coopérative, en passant par la boucherie de mon quartier ! C’était extraordinaire. »

Jean-Pierre participe à la construction de son pays, enfin débarrassé du cancer colonial.
Il se « retrousse les manches », monte un cinéma de quartier en dehors de ses heures de boulot, y invite Ben Bella, le président d’alors, qui viendra assister à la projection d’un film sur la libération des femmes…
Jour et nuit, il lutte pour construire son espérance : le socialisme.

Seulement certains, de plus en plus nombreux, ne conçoivent pas ainsi l’évolution du pays.
L’élan révolutionnaire est brisé par le coup d’État de Houari Boumédiène, en juin 1965.
Le 21 septembre de la même année, Jean-Pierre est arrêté par la Sécurité militaire : on lui reproche notamment d’avoir hébergé Abdelhamid Benzine, directeur rentré en clandestinité d’Alger Républicain.
Il va passer 45 jours en prison, au secret.
« Là, ils m’ont un peu chatouillé », souriait-il.
Les colons français avaient mis la tête de Jean-Pierre à prix, en pleine guerre de libération.

Cette fois, ce sont les services spéciaux de l’Algérie indépendante qui lui font subir le supplice de la baignoire, et qui le torturent longuement à l’électricité. Telles furent les « chatouilles » de Jean-Pierre, qui finit par être expulsé par le nouveau régime, en compagnie de son frère Paul-Aimé et de cinq autres camarades.

Destination : la France.

Une destination qu’il gagnait pour la seconde fois, toujours aussi étrangère…

Jean-Pierre n’a jamais pu retourner dans son pays.

Nous disons bien : jamais.

Il avait essayé, pourtant. Une seule fois, au début des années 1980 : il accompagnait alors à Alger une association française en visite. À la douane de l’aéroport, tout le monde passa sans encombre. Jean-Pierre fut retenu, pour une raison inexpliquée par les militaires… Et sans un mot, remis dans le premier avion qui l’expulsa, privé de tous ses bagages et de son passeport… En Tunisie !

Parvenu à Tunis, sans un sou, un vêtement de rechange, ni une pièce d’identité, dormant dans la rue, Jean-Pierre mit plus d’un mois à convaincre l’ambassade de France qu’il était bien Jean-Pierre Baudier, 54 ans, électricien à EDF à Bagneux, Hauts-de-Seine, et qu’il fallait qu’il retourne relever les compteurs en banlieue parisienne...
Jean-Pierre rentra.

Jusqu’au bout, il milita au PCF, à la CGT, et à Agir contre le colonialisme aujourd’hui – son engagement le plus cher.

À la fin de sa vie, par surprise, son pays vint le chercher.

Alors, c’était beau, camarade.

L’hiver 2019, puis le printemps, puis l’été, puis toutes les saisons, jusqu’à aujourd’hui.
Nous te le disons.

C’était beau de voir tes yeux brillants, envahis de lumière algérienne, au rez-de-chaussée de ton appartement de banlieue. Tu tremblais de jeunesse, face aux journaux étalés sur ta table, en écoutant ta radio, en regardant ta télé où ce mot se détachait en lettres capitales : HIRAK !
Tu ne vivais pas le soulèvement du peuple algérien à distance.
Au soir de ta vie, tu étais soulevé de joie libératrice avec ton peuple, par ton peuple et pour ton peuple, que tu n’avais jamais quitté.

Ainsi, nous savons.
Nous savons que si l’extrême-droite française t’a chassé d’Algérie, si les contre-révolutionnaires algériens t’en ont expulsé aussi, et si vingt ans plus tard les militaires de Chadli Bendjedid t’ont interdit l’accès à ton pays, nous savons que ta véritable famille algérienne, celle du Hirak, t’accueille à bras ouverts.

Car nous n’oublions pas un seul instant que tous ceux de l’Algérie française, colons dans l’âme et anciens de l’OAS, retournent aujourd’hui en Algérie quand bon leur semble, munis de visas tout à fait officiels, quand toi, qui luttas au risque de ta vie pour ton pays, en fus à jamais chassé.

Tu nous as quittés, camarade, nous en sommes sûrs, pour aller battre le pavé d’Alger, chaque vendredi, bras dessus bras dessous avec la jeunesse algérienne pour laquelle ton jeune cœur battit jusqu’au dernier souffle.

Longue vie à toi, Jean-Pierre, et longue vie au peuple algérien !

Pierre SOUCHON

Les obsèques de notre ami et camarade Jean-Pierre BAUDIER, membre de l’ACCA de longue date et trésorier national ont eu lieu le samedi 15 janvier dernier au cimetière intercommunal de Clamart (Trivaux) .