LA COLONISATION

samedi 15 mai 2010
par  Alger républicain

A partir de 1830, l’Algérie a suscité l’intérêt des peintres étrangers, Delacroix ; Fromentin, Chassériau, parmi les plus notoires, y feront des séjours féconds. C’est la première apparition de la peinture de chevalet en Algérie.

D’autres peintres français, en quête d’horizons nouveaux et de scènes épiques, ne dépasseront guère les fades limites de l’exotisme.

Puis la colonisation s’installant et s’incrustant engendrera sa peinture ; une mièvre variante de la peinture académique de l’époque. Vision superficielle, voire méprisante du pays, grandes fresques pompeuses ? la gloire des « défricheurs de terre » ou des « bâtisseurs de l’empire colonial », la peinture de cette période a été le reflet fidèle d’une société exploiteuse et elle-même aliénée.

Parallèlement, la colonisation française, mettant ? profit la stupeur d’un peuple après le désastre, va entreprendre un travail systématique de destruction, de dépréciation de notre culture.

« Le camp romain de Lambèse est mis au pillage par la construction d’un pénitencier ; l’amphithéâtre de Philippeville est démoli jusqu’aux fondations par le génie militaire ; les mosaïques d’Oued Athmania et les monuments de Constantine son détruits ; un merveilleux oratoire de Tlemcen, du XIIIe siècle, est transformé en parc ? fourrage ; une médersa de la même ville est anéantie ; des inscriptions historiques sont employées pour le dallage des trottoirs. » [1]

Vandalisme voulu et pillage organisé, comme on le voit la « politique de la terre brûlée » n’a pas été circonscrite aux champs et aux logis.

L’entreprise de dépréciation n’hésite d’ailleurs pas ? remonter jusqu’ ? la nuit des temps :

« Quoique beaucoup moins développé qu’en Europe, son [l’homme préhistorique nord-africain] sentiment artistique est manifeste. » [2]

Nous voil ? donc tarés originellement. Le Berbère n’est pas mieux nanti que son ancêtre préhistorique :

« Le Berbère… ne rêve pas, il n’a point d’imagination lyrique. Sa vocation n’a jamais dépassé le froid contact des choses… L’artiste Berbère reste un artisan… » [3]

L’Arabe ? son tour, hérite de « l’inaptitude artistique du Sémite » :

« L’étude des formes et des couleurs le laisse indifférent, ou n’évéille en lui qu’une sensation diamétralement opposée ? celle que nous ressentirions ? sa place ; …Pourquoi cette manière de voir si loin de la nôtre ? Pour la pénétrer, il faudrait décomposer un ? un les états par lesquels a passé l’âme arabe pour donner corps au rêve qui un instant l’a traversée ; mais cette âme n’est plus celle de notre race. Obscure, sinueuse, elle échappe en partie ? notre analyse et ses ressorts nous sont souvent cachés. » [4]

Ainsi toute manifestation de l’art sous quelle que forme que ce soit sur ce sol sera minimisée, réduite. Seul l’art romain est épargné, réclamé même en sa qualité d’ancêtre de la civilisation française.


« L’Afrique d’Apulée et de Saint Augustin…, l’Afrique romaine qui n’a jamais cessé de vivre même aux époques les plus barbares… qui continue ? vivre…cette Afrique d’avant la conquête française est aussi toute pénétrée de latinité »
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 [5]

La démarche du colonisateur est ici claire : ce pont établissant une continuité entre Rome et la France prétend nier du même coup tout ce qui n’est pas cet éternel décor gréco-romain dont l’Europe se veut l’unique héritière.

L’art arabe ne s’insérant pas dans les normes du conquérant ne sera donc péjorativement qu’un art décoratif. L’architecte, le graveur ne seront que des artisans et l’artiste un décorateur parfois délicat…

L’aboutissement logique de cette entreprise est la substitution de la vision propre au colonisateur ? celle des autochtones. C’est ainsi que l’on parvient ? accréditer l’idée paradoxale selon laquelle le tableau de chevalet est l’expression idéale des arts plastiques. De cette affirmation –des plus contestables – découlera une classification arbitraire en arts majeurs et arts mineurs et, par conséquent, tous les arts du colonisé seront obligatoirement mineurs.

Or, on sait que l’œuvre peinte, dans sa forme comme dans son esprit, a subi au cours des temps de multiples évolutions. Parallèlement ? l’architecture et ? l’habitat qui en général les abritent, les arts plastiques ont obéi aux mêmes lois économiques, sociales et politiques.

Ainsi en Europe pendant l’ère féodale et ? l’époque de l’unification des grands royaumes, les rois ont fait construire des édifices ? la mesure de leur orgueil et y ont vécu. Les palais et les cathédrales étaient gigantesques et les arts plastiques (fresques, tapisseries, sculptures) étaient conçus ? leur échelle.

Les monarchies défaites, et l’avènement de la bourgeoisie se réalisant, le château cède la place ? l’hôtel particulier qui ? son tour est remplacé par l’appartement moderne. L’œuvre d’art suit cette évolution et se réduit aux dimensions des murs.

Les découvertes techniques ont, elle aussi, largement contribué aux évolutions et révolutions de l’art pictural. Les découvertes des lois solaires (le prisme), de la photographie puis du cinéma, pour ne s’en tenir qu’aux plus évidentes, ont transformé la vision du monde.

De pair avec les progrès techniques, l’évolution des idées a influé sur l’art. La notion du beau a subi les bouleversements que l’on sait. Le naturalisme, l’impressionnisme, l’expressionnisme, le cubisme pour ne citer que quelques courants ont transformé et la manière de peindre et la perception de l’art.

L’idéologie colonialiste, nous venons de le voir, crée dans un premier temps un conditionnement et une vacuité culturels, pour tenter dans une seconde phase l’assimilation du colonisé qui, coupé de ses traditions, déraciné, est enfin disponible.

Et, de fait, elle a réussi en partie.

A telle enseigne qu’au lendemain de l’Indépendance et même jusqu’ ? nos jours des peintres et des « critiques » irresponsables et mal informés se sont mis ? dénoncer avec virulence la peinture non figurative, qu’ils accusent d’être un art d’importation.

Le problème, on le voit, est spécieux, mais révélateur de l’état d’esprit de l’intellectuel colonisé aliéné.

Une élite formée ? l’école française – quand elle avait eu accès ? « la citadelle la culture » - adoptait les idées conservatrices et rétrogrades, les méfiances de la bourgeoisie française ? l’égard de l’art moderne. En France on accusait Picasso d’être étranger, ici on nous accusait d’être des Picasso.
Reconnaissons ? la décharge de nos censeurs que la nation entière était déculturée et inconsciente de ses valeurs qu’instinctivement elle avait réussi ? sauvegarder. Les « artisans » reproduisaient et dénaturaient ? l’envie des motifs qui n’avaient plus de sens pour eux. L’étude de l’art était la chasse gardée des orientalistes qui, pour la plupart, sous une pseudo objectivité, s’évertuaient ? saper toute une culture.

On comprend, dès lors, comment une bourgeoisie nationale inculte devient l’exécutant inconscient de l’idéologie coloniale. A partir d’une confusion, d’un mimétisme qui pousse le colonisé ? s’identifier au colonisateur, ? s’approprier ses préjugés qu’il dirige paradoxalement contre lui-même, toute une catégorie de la nation s’appliquera ? nous mutiler de notre culture. C’est l ? ce que Marx appelait « la mentalité du domestique », le type parfait de l’aliénation. De l ? découle la thèse souvent avancée : « nous n’avons pas de passé artistique » qui n’est, somme toute, qu’une partie d’une négation plus globale et plus tragique. On se souvient qu’il y a une décade ? peine les algériens étaient – nous inculquait-on – sans passé, sans culture, sans nation…

L’objectif colonial semblait donc bien atteint…

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Le premier contact du public algérien avec la peinture se fera ? partir du tableau de chevalet, fenêtre factice où l’on admet par convention les réductions, les perspectives, l’illusion du relief et de la profondeur. Notre peuple, nous l’avons dit, préalablement déculturé et mis en condition adoptera cette vision naturaliste, narrative. Il cherchera sur le tableau ? déchiffrer un sujet, ? suivre une action, ? imaginer dans la statique le mouvement, et cela au détriment de sa propre vision des choses qui s’estompera et dont il perdra peu ? peu la mémoire. Cette situation déj ? si sombre est aggravée par le fait que c’est ? travers une mauvaise peinture que s’est effectué ce processus. Car, ? notre connaissance, aucune exposition de réelle valeur n’eut lieu en Algérie en cent trente deux ans de colonisation. Et, de toute façon, les algériens n’y auraient pas eu accès.

Alors que nous assistons ? un appauvrissement culturel du colonisé qui perd tragiquement ses propres valeurs, parce qu’il ne s’y reconnait plus, en Europe c’est le phénomène inverse qui se produit. Le pillage légalisé des œuvres d’art des peuples colonisés va contribuer ? enrichir l’art du début du siècle.

Nous savons tout le profit que tireront Gauguin et Van Gogh des arts de l’Extrême-Orient, la paternité des arts nègres sur le cubisme (Picasso, Braque) est patente, comme est indiscutable l’influence de l’arabesque sur l’œuvre de H. Matisse ou pus récemment de Mathieu, ce dernier se réclamant sans ambigüité de la calligraphie arabe.

Les limites quelque peu étriquées de Mare Nostrum qui avaient jusque l ? , la prétention de contenir l’univers éclatent, le monde prend ses véritables dimensions.

Mohamed Khadda

in « éléments pour un art nouveau »

unap

1972.


[1P. RICARD, Pour comprendre l’art musulman dans l’Afrique du Nord et en Espagne. (Hachette 1924 p. 305)

[2Op cité p. 28-29

[3A. BERQUE, l’Algérie, terre d’art et d’histoire (Alger 1937) p. 100

[4AI GAYET, l’Art Arabe (Paris) p. 3

[5Louis BERTRAND, cité par P. RICARD