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« Madame, je suis Arabe, moi ! » La famille Schecroun, d’une clandestinité à l’autre

mercredi 13 juin 2018, par Alger républicain

« L’homme a des ressources terribles en lui. Des ressources mentales et physiques. Seulement, il faut les faire vivre. » C’est en ces termes qu’Émile Schecroun, disparu en juin 2018, évoquait en 2011 sa résilience face aux souffrances vécues dans sa jeunesse. À 13 ans, il avait connu la faim, le froid et la peur avec sa famille, cachée dans les Alpes pour échapper aux rafles franco-allemandes. À 26 ans, il s’était senti proche de la mort, lorsque les policiers tortionnaires d’Oran s’acharnaient à lui faire payer sa participation à la guérilla urbaine.

Entre la France et l’Algérie, d’une guerre à l’autre, la famille Schecroun a traversé les épreuves de l’occupation nazie et de la décolonisation. La mère, Adèle Cazes, née d’une mère andalouse et d’un père originaire de Sète, avait grandi à Oran. Catholique issue d’une famille pauvre, son mariage avec Isaac Schecroun, juif issu d’une famille bourgeoise originaire de Tlemcen et Oran, avait été vécu comme une « catastrophe » par les deux familles. Le couple, installé à Oran, n’en aura pas moins 8 enfants, dont 5 survivront au-delà de quelques mois. Parmi eux, Jacqueline, Émile et Francine, qui s’engageront tous trois dans la lutte d’indépendance algérienne.

Oran, vers 1951-1952. Des militants communistes diffusent Liberté. Jacqueline Schecroun est au centre. Son frère Émile est au second plan à droite.

Issus d’une union « mixte », les enfants Schecroun ne sont ni tout à fait juifs, ni tout à fait catholiques, et leurs parents ne pratiquent aucune religion. À la maison, on entend parler et chanter le français, l’espagnol et l’arabe. En 1936, Isaac emmène Jacqueline, âgée de 10 ans, dans les meetings du Front populaire, tandis qu’Émile, âgé de 6 ans, collecte de l’argent pour les Républicains espagnols et trace à la craie des faucilles et des marteaux. Moment de lutte antifasciste, les années 1930 sont aussi celles de la dépression : réduite au chômage et à la misère, la famille émigre en France en 1938. Mais à Paris aussi, le travail est rare. Les Schecroun vivotent d’hôtels en meublés, avant d’être poussés sur les routes de l’exode par l’arrivée des troupes nazies. Repliés à Sète auprès de leur famille maternelle, ils sont logés dans un centre pour réfugiés, à six dans une chambre sans toilette ni eau courante. Retirée de l’école pour aider sa mère, Jacqueline, âgée de 15 ans, manifeste devant la mairie avec d’autres réfugiées pour exiger de la nourriture. À la fin 1942, sa jeune amie juive polonaise disparaît dans une rafle avec son petit frère. Jacqueline convainc son père, qui se croit protégé par son statut d’ancien combattant, qu’il faut partir. La famille fuit pour les Alpes.
À Guillestre sous occupation italienne puis allemande, Isaac, dont tous les papiers portent la mention « juif », doit vivre terré pour échapper aux rafles. Réfugiés dans un logement d’une pièce sans eau ni chauffage, les enfants sont réduits à la faim, au froid et à la clandestinité. Un instituteur vient toutefois leur donner des cours, et Émile, âgé de 13 ans, se plonge avec passion dans l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet. Gardien de troupeau, Émile reçoit un jour la visite de maquisards communistes, à qui il fournit des moutons et qui lui apprennent à manier les pistolets mitrailleurs Sten. Devenu agent de liaison clandestin, il rejoint le Parti communiste français à la libération de la région. Pensionnaire au lycée de Gap, il tente sans succès de mentir sur son âge pour se faire enrôler dans l’armée, tout comme deux amis d’origine africaine et italienne qui partagent avec lui la même « haine du racisme ».

Oran, 1951. Un cortège de femmes ouvre une manifestation de dockers. Francine Schecroun frappe dans ses mains. Sa sœur Jacqueline est devant elle

Après la guerre, travaillés par le mal du pays, les parents décident du retour de la famille à Oran. Toujours précaires, les Schecroun s’installent après quelques années à sept dans un petit appartement d’une cité de recasement, sans eau potable ni toilette, où les femmes logent dans une chambre et les hommes dans l’autre. Jacqueline, Émile et Francine doivent aider leur père, comptable à la sécurité sociale, à subvenir aux besoins du foyer. Ils connaissent la condition d’ouvriers ou de petits employés, et participent aux luttes syndicales : Émile est chargé par le Parti communiste algérien (PCA) d’organiser les ouvriers du chantier de la base de Mers El-Kebir, tandis que Jacqueline et Francine participent aux mobilisations de femmes en soutien aux grèves de dockers, de traminots et de cheminots. Jacqueline entre à l’Union des femmes algériennes (UFA), et, tout comme sa sœur et son frère, à l’Union de la jeunesse démocratique algérienne (UJDA) et au PCA, où tous trois occupent des fonctions de direction. Dans une ambiance festive et de lutte, ils s’y mêlent à des jeunes d’origines diverses qui se disent toutes et tous Algériens, et dont plusieurs rejoindront la lutte armée après 1954. Et si les amours extra-communautaires restent rares, elles sont envisageables. Tombé amoureux d’une militante musulmane de l’UJDA, Émile se voit proposer une conversion à l’islam pour l’épouser. Il deviendra finalement le compagnon d’Aline Larribère, jeune institutrice issue d’une famille communiste européenne d’Oran.

Oran, 1953. Stand de l’Union des femmes algériennes à la fête du journal communiste Liberté. Au centre, de face, Leïla Mekki. À droite, de profil, Jacqueline Schecroun.

Émile racontait en 2011 une scène survenue à Oran vers 1947. Alors qu’il monte dans un bus, il entend une femme s’exclamer : « vous vous rendez compte, maintenant, on les voit même dans nos bus ! ». Sur sa demande, elle précise de qui elle parle : « Bah, des Arabes ! ». La réponse d’Émile est viscérale : « Madame, je suis Arabe, moi ! ».
C’est au début des années 1950 que se consolide chez ses sœurs et lui cette identification à l’Algérie colonisée en lutte. En février 1951, Francine et Émile coprésident pour l’UJDA une réunion de la journée internationale contre le colonialisme, dont l’appel affirme : « Pour nous, jeunes Algériens qui souffrons de l’oppression coloniale, cette journée revêt une importance considérable car elle est l’occasion d’affirmer notre volonté inébranlable pour l’Indépendance Nationale de notre Pays ». Cette radicalité anticolonialiste, Émile l’exprime dans ses articles pour Alger Républicain et Liberté, où il s’affirme membre du « peuple algérien » et de la « patrie algérienne ». Elle se construit aussi dans les contacts à la base avec des militants nationalistes, notamment au sein des délégations algériennes des festivals mondiaux de la jeunesse : Francine part à Berlin en 1951, et Jacqueline à Varsovie en 1955, où elle s’enthousiasme pour les films vietnamiens célébrant la victoire sur l’armée française. En décembre 1950, Émile avait précisément été arrêté pour avoir distribué des tracts lors d’une cérémonie de départ de légionnaires pour l’Indochine en guerre. Emprisonné quelques semaines et tuberculeux, il rencontre à l’infirmerie de la prison d’Oran Hadj Benalla, responsable de l’Organisation spéciale, structure paramilitaire clandestine nationaliste démantelée début 1950. Les deux hommes se lient d’amitié, et leurs discussions renforcent la radicalité d’Émile. Quelque temps après Dien Bien Phu, en août 1954, il écrit dans Liberté que « cette année de victoires remportées au bénéfice des aspirations des peuples à la liberté », où « la politique bouillonne dans le cœur des Algériens de toutes origines », doit être celle de « l’Union du peuple algérien dans la lutte anticolonialiste ».

Festival mondial de la jeunesse de Varsovie, 1955. Des membres de la délégation algérienne autour de la troupe de théâtre El Mesrah El Djazaïri. Debout au centre, le metteur en scène Mustapha Kateb ; à sa gauche, Jacqueline Schecroun.

Quelques semaines plus tard, le déclenchement de l’insurrection algérienne bouleverse à nouveau la vie de la famille. Lorsque le PCA est interdit en septembre 1955, Jacqueline, permanente du parti, est immédiatement arrêtée et devient la première femme inculpée et emprisonnée dans la guerre d’indépendance. Acquittée, elle est libérée après un mois, mais doit subir les menaces d’Européens qui voient en elle une « fellaghate ». Émile participe activement à la reconstitution du PCA clandestin. Courant 1956, il devient, selon les termes de la DST, le « chef des groupes terroristes urbains » communistes d’Oran. Sous la direction de Boualem Khalfa, il participe au recrutement de communistes pour l’action armée. Malgré l’acquisition de quelques pistolets mitrailleurs Sten, la tâche est difficile, et les projets de sabotage des chemins de fer, d’incendie d’usines ou d’élimination de « mouchards » restent majoritairement sans effet. Le réseau organise toutefois l’acheminement de déserteurs, de maquisards et de médicaments vers les maquis de Tlemcen.
Début septembre 1956, le groupe est démantelé par les policiers de la Brigade de surveillance du territoire, qui saisissent armes et matériel de sabotage. Francine est gardée comme otage jusqu’à l’arrestation de son frère Émile. Puis c’est au tour de Jacqueline d’être à nouveau arrêtée. Séquestrée dans les « caves du Trésor », elle résiste à la tentative de viol d’un gendarme français grâce à la protection de ses codétenues. Échappant aux poursuites judiciaires, elle est internée au camp de Saint-Leu quelques semaines avant d’être expulsée vers la France. Pour Émile comme pour plusieurs de ses camarades, les tortures se prolongent durant plusieurs jours. La santé psychologique de sa compagne Aline, séquestrée avec lui, en sera détruite. Coups de poing et de pied, supplices du feu, de l’électricité, de l’eau… établi à la fin septembre, le rapport de l’expert des tribunaux, le docteur Mokhtar Haddam, souligne les multiples séquelles d’Émile. Mais après la fuite de ce médecin vers la France, sans doute liée à des menaces de mort, son rapport ne sera pas pris en considération. Pas plus que les déclarations faites par Émile devant la commission d’enquête parlementaire sur les tortures qui, dirigée par le socialiste Provo, blanchira entièrement les policiers.

Rencontré en 2011, Émile se souvenait que ses codétenus pensaient qu’il allait mourir en prison, en raison de son passé tuberculeux et de l’acharnement des tortionnaires. C’était sans compter sur ce qu’il nommait ses ressources. Des ressources qu’il mobilise à l’été 1957 face au tribunal militaire d’Oran, devant lequel il dénonce la torture et déclare avoir agi « dans l’intérêt de [son] peuple, le peuple algérien », avant d’être condamné à 18 ans de travaux forcés. Des ressources qui l’amènent à retrouver la santé en prison malgré sept grèves de la faim, à y étudier – il en sortira architecte et deviendra l’associé d’Oscar Niemeyer –, et à obtenir la confiance de ses codétenus communistes et nationalistes : lié à des dirigeants du FLN comme Hadj Benalla, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf et Mohamed Lebjaoui, il est élu responsable des détenus FLN à la prison de Fresnes, l’une des treize prisons qu’il connaîtra jusqu’en 1962. Des ressources, enfin, pour construire son amour avec Aline, fragilisée à vie par l’épreuve de la répression, qu’il épousera depuis sa prison et dont il ne sera séparé que par sa mort, survenue le 8 juin 2018.

Oran, 1954. Fête du journal Liberté. De gauche à droite : Francine Schecroun, Marie-Rose Solbes et Jacqueline Schecroun.

P. J Le Foll-Luciani
13 juin 2018
in Trajectoires dissidentes


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