Questions démocratiques (2)

samedi 6 août 2016
par  Alger republicain

Epilogue de la vente d’Al Khabar à Rebrab annulée par le tribunal : affaire de gros sous ratée pour les uns, tentative avortée de prise de possession d’un journal arabophone pour l’autre

L’affaire de la vente du quotidien national arabophone Al Khabar à la société Cevital, propriété de Rebrab, le plus gros magnat algérien de l’import et de l’agro-alimentaire, propriétaire à 99,98% * de Liberté, a fait couler beaucoup d’encre. Durant des semaines, elle a fait monter la fièvre dans les colonnes de deux ou trois quotidiens. Une pétition a été signée par des milliers de lecteurs convaincus qu’ils défendaient le journal contre le risque d’une disparition sous les coups de l’action en référé du ministère.

Le ministère de l’information s’est opposé à cette vente. Il s’est appuyé sur l’ article 25 du code l’Information qui stipule qu’ « une même personne morale de droit algérien ne peut posséder, contrôler ou diriger qu’une seule publication périodique d’information générale de même périodicité éditée en Algérie ».

Indépendamment des véritable buts des uns et des autres, il faut bien convenir que le contenu de cet article est clair. Aucune équivoque n’est permise sauf si on veut créer un acte faisant jurisprudence pour donner le droit aux même mains de posséder plusieurs journaux sous le paravent de sociétés à dénominations multiples. C’est tellement évident que les 50 avocats appelés à défendre la légalité de la transaction se sont en définitive déconstitués. Le coup de théâtre habilement exécuté après des envolées lyriques à la gloire de la liberté de vendre et d’acheter des journaux devait permettre aux patrons des deux journaux de présenter à l’avance le verdict logique du tribunal administratif comme un acte extrajudiciaire dicté par des motifs politiques. Que de tels motifs ne soient pas exclus, il n’en reste pas moins vrai que juridiquement le rachat d’Al Khabar par le propriétaire de Liberté n’était pas défendable. Etonnant d’ailleurs que ce dernier n’ait pas songé à produire une version en arabe de son journal au lieu de chercher du « tout cuit ».

Le caractère foncièrement antidémocratique du Code de l’information dans sa version revue et amendée de 2012 est ailleurs que dans la direction où les regards se sont braqués. Notre rédaction avait mis à nu en son temps les dispositions les plus antidémocratiques de celle loi. Ce caractère antidémocratique découle du fondement premier de cette loi : l’obligation pour créer un journal d’en confier la direction au détenteur d’un diplôme universitaire ainsi que d’une expérience professionnelle de 5 ans au moins dans la presse. Un aspect qui crève les yeux à un point tel que l’on se demande pourquoi les journaux sans exception se sont abstenus de le soulever. Y compris ceux qui se targuent de placer la liberté d’expression la plus totale au-dessus de tout calcul. Y compris le Syndicat National des Journalistes qui, plus royaliste que le roi, a surenchéri sur le principe des 5 ans d’expérience professionnelle préalable à l’agrément d’un journal. Ne craignant pas de se couvrir de ridicule il a exigé que cette durée soit portée à 10 ans ! Une condition qui bafoue l’aspiration des citoyens à créer le journal le plus expressif de leurs aspiration. L’exclusion du petit peuple de ce droit reflète une conception bourgeoise des plus réactionnaires et restrictives de la liberté de presse. Des restrictions que feignent honteusement d’ignorer les patrons de journaux plus préoccupés d’assurer leur monopole sur la liberté de presse que de permettre au plus grand nombre d’en jouir sans devoir exhiber des diplômes ou un CV. Cela doit être rappelé et redit chaque fois qu’ils versent des larmes de crocodile sur les atteintes à la liberté d’expression sans craindre la forfaiture.

Soit dit en passant, ce qui étonne, ce ne sont pas les cris de protestation poussés par les partisans de Rebrab qui ont dénié tout fondement juridique à l’action en référé du ministère auprès du tribunal pour annuler la transaction comme contraire à la loi. Ce qui est étonnant c’est qu’un régime qui tend depuis les années 1990 à se transformer en organe des nouvelles puissances financières nées de l’accaparement des biens de l’Etat, de l’argent du pétrole et de la surexploitation des travailleurs, ait pu laisser passer un tel article de loi qui réfrène les appétits insatiables de sa clientèle. Or l’esprit et la lettre de cet article sont censés contrecarrer la tendance à la formation de groupes monopolistes dans la presse. Certains ont affirmé qu’il existe des cas de journaux appartenant à une même personne morale ou physique sans que ce même ministère n’ait jugé nécessaire de les obliger à se mettre en conformité avec la loi. C’est bien possible mais ceux qui sont au parfum n’osent pas nommer les titres concernés. Et on sait qu’un régime qui applique la règle de « al-laab Hmida oua ar-rachcham hmida » ( Hmida joueur et Hmida arbitre) sera le dernier à livrer aux citoyens l’identité des journaux si les faits sont avérés**. Cela ne justifie pas pour autant le rejet de l’article 25, bien qu’il ne soit, sous le capitalisme et le règne de la toute-puissance de l’argent, dans le pouvoir de personne d’enrayer le processus inexorable de concentration et de centralisation du capital. Ce processus touche tous les secteurs sans exception, qu’il s’agisse de la production du rond à béton, de la tomate ou de l’édition de journaux et de livres scolaires. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit vain de combattre la tendance à la mainmise des manitous de la finance sur la presse, qu’ils s’appellent Rebrab, Haddad ou consorts. Un combat peut ne pas aboutir mais la pire des défaites est de s’interdire de tenter de mettre en échec les menaces que leur immense pouvoir économique fait peser sur la manifestation des aspirations des plus humbles dans leur lutte contre ces puissants.

De toutes façons il faut être naïf ou très mal informé pour croire que la presse existante est libre. Le cas de la presse gouvernementale est clair. La presse publique est le porte-parole des groupes dirigeants. Mais pas seulement. Au même titre que les journaux privés, dont Liberté, elle fonctionne depuis au moins 1989 comme instrument de défense du capitalisme et d’amplificateur de l’idéologie bourgeoisie dans toutes ses variantes, la parole progressiste étant quasiment exclue.
La presse publique ou privée dépend des ressources publicitaires, véritables subventions que la classe capitaliste distribue à ses porte-parole et sans quoi aucun journal ne peut survivre. A Alger républicain on sait de quoi on parle. Aucun capitaliste ne versera un sou à un journal qui conteste son pouvoir économique, les sources de sa richesse, l’exploitation du travail des prolétaires.

Ce n’est pas Rebrab abusivement élevé sur le piédestal de la démocratie par ses admirateurs qui nous contredira. Quand les syndicalistes de l’huilerie de Béjaïa ont été mis à la porte au mépris des lois, quand la représentante des travailleurs du siège de Hyndai, filiale de Cevital, a été jetée du haut des escaliers, quand les travailleurs de l’unité ex-Sonacome de Hassiba Ben Bouali, privatisée au profit de Rebrab qui a transformé ses locaux en show-room pour voitures importées, ont organisé durant des jours et des jours un sit-in pour exiger le respect des clauses sociales de la privatisation, et que les journalistes qui se rendaient à la Maison de la Presse feignaient de ne pas les remarquer, quel journal chantre de la liberté d’expression a eu le courage de rapporter ces faits, seulement de les rapporter, sans obligation de les commenter ? Il est agréable le chant sur la liberté d’expression quand tous les journaux dépendant des placards publicitaires d’un gros bonnet et de ses nombreuses filiales exécutent la musique qu’il commande ! Voilà jusqu’à la caricature un exemple de dictature du capitalisme sur la liberté d’expression.

Dans cette transaction nous avons eu l’exemple du contraire de la défense de la liberté d’expression. Il y a eu d’un côté, celui des actionnaires du journal, « libre » renonciation à la liberté d’expression en échange du montant faramineux de plus de 400 milliards de centimes ! Transaction juteuse assortie de leur engagement « librement » et sans contrainte accepté à ne pas tenter durant 3 ans de créer un autre journal. Aux dires de l’un des anciens responsables du journal, les dividendes annuels distribués s’élevaient entre 20 et 40 milliards de centimes. Grâce à la rente publicitaire, il va de soi. Les seuls dindons de la farce auront été les journalistes et les employés dont personne n’avait demandé l’avis. Au nom de quoi les employés d’une entreprise pourraient-ils s’opposer à la liberté de leur patron de les abandonner à leur sort ? Et quoi encore ? Ils auraient pu créer une société coopérative pour prendre en main les destinées d’un journal acculé à la faillite faute de ressources publicitaires - celles du secteur public étant coupées et les annonceurs privés « gentiment » dissuadés de continuer à materner le journal - et à deux doigts de mettre la clé sous la paillasson en raison du gouffre financier creusé par les charges de la chaîne de TV KBC***.

Une société coopérative aurait pu tenir le coup. Loin de la recherche effrénée du profit le plus élevé et moins gourmands que les actionnaires, ses membres peuvent se satisfaire d’un revenu qui leur permet de vivre convenablement, à condition toutefois qu’un volume minimum de recettes publicitaires continue à leur être assuré. A condition bien sûr de se soumettre à la loi des annonceurs. A condition au préalable que les propriétaires eussent consenti à renoncer à vendre fructueusement leurs actions à un magnat.

Finalement l’annulation de la transaction ayant été prononcée par le tribunal administratif de Bir Moura Raïs, les actionnaires ont décidé de se soumettre à l’arrêt du juge.

Quelle ligne éditoriale émergera de cette décision ? Ceci est une autre question. Le ministre de l’Information avait rappelé que le gouvernement n’avait aucune intention de fermer le journal. Il n’y a aucune raison de ne pas le croire. A bon entendeur salut ! Afham ya alfahem ! Rentrez dans le rang, messieurs, et les dividendes couleront de nouveau à flot. A moins que la partie politique ne soit pas terminée et que par miracle les forces de l’ombre qui ont créé Rebrab en 1989 ne renversent la situation et la remportent.

De toutes les façons, que le journal se mette du côté de tel ou d’untel, sa ligne éditoriale restera celle de la défense du capitalisme. De ce point de vue les travailleurs subiront le libre et souverain droit des actionnaires de quelque journal privé que ce soit de les « formater » avec leurs analyses.

Au fond l’affaire d’Al Khabar est tout sauf une affaire de défense de la liberté d’expression. Quoique, la liberté ait été effectivement mise en jeu. Mais, côté Al Khabar, ce fut la liberté des actionnaires d’empocher une belle rente sans plus avoir à s’échiner à exercer leur métier de journalistes, si tant est que l’on soit motivé pour continuer à taper sur le clavier quand chaque année et sans nul effort tombent dans son escarcelle quelques milliards de centimes.

Côté Rebrab, celle d’agrandir son patrimoine et de disposer d’un instrument de remodelage de l’opinion politique.

Côté journalistes, seuls à plaindre, la perte de leur gagne-pain et de leur liberté de ramener de gros profits à leurs employeurs.

Que Madame Hanoune ait fait son cinéma en scandant « Je suis Al Khabar », doux euphémisme cachant son allégeance à Rebrab et ses soutiens, il n’y a là rien d’étonnant de la part d’une personnalité qui a épousé la cause des « bons oligarques » contre celle des « mauvais » d’entre eux. On retiendra que, selon Saadani qui a, voici quelque mois, rageusement divulgué sur la place publique les secrets de la maison, la dirigeante du parti dit des travailleurs a été propulsée sur la scène dès le début des années 1990 sur décision d’un pan du régime.

K.B.
26 juillet 2016

*Pourcentage révélé par l’avocat du ministère de l’Information. Les 0,02% restant doivent peut-être appartenir à son associé initial.

**Abderezak Merad cite l’exemple du « patron du FCE qui possède plusieurs journaux d’un même calibre et notamment plusieurs chaînes de télévision, tout un arsenal mis au service des tenants su système. Un véritable magnat –version algérienne—de la presse qui a construit sa puissance et son influence sur ces organes de communication sans qu’aucune voix du gouvernement ou d’une quelconque institution étatique ne trouve à redire. Ali Haddad a paru donc intouchable à partir du moment où son empire médiatique a été érigé avant la sortie de la loi. » (El Watan du 14 juillet)

*** Consulter à ce sujet l’article de Amira Soltane : http://www.lexpressiondz.com/cultur...