Séquences avec Henri Alleg par Arezki Metref

lundi 22 juillet 2013

Publié dans le Soir d’Algérie du 21 juillet 2013

Henri Alleg. C’est le courageux, l’inflexible auteur de La Question. C’est le prestigieux ancien directeur d’ Alger Républicain. C’est l’anticolonialiste intransigeant et pugnace. C’est le communiste à l’ancienne, clair dans ses positions, pas de concessions ni d’embrouille.

Pour les gens de ma génération, Henri Alleg est un mythe, et un modèle. En dehors de l’Histoire anticolonialiste dans laquelle il occupait la place que l’on sait, j’en entendais parler dans le cercle familial. Il venait à Aït Yenni rendre visite à mon grand-père et à mes oncles. La première fois que je l’ai rencontré en vrai, j’ai eu cette sensation étrange d’être en présence d’une légende. Je devais réaliser un dossier sur la guerre d’indépendance pour un hebdomadaire. Il m’avait raconté son arrestation, la disparition de Maurice Audin, l’internement et la rédaction de La Question sur des bouts de papier glissés dans des paquets de cigarettes afin de les faire sortir de la prison à destination de son avocat. Pudique, il garda le silence sur les sévices qu’il avait subis, ces stigmates de la haine colonialiste sur le corps d’un homme libre.

Ce qui frappait chez lui, c’était une très grande intelligence, un humanisme à toute épreuve et une simplicité de grand homme. Disponible, à l’écoute, il n’avait pas d’a priori, mais il avait des principes et un idéal, celui de la défense des intérêts de la classe ouvrière et des peuples. C’était pour lui, la ligne rouge à ne pas franchir.

Première séquence Je l’avais invité à l’Association de culture berbère lors de la réédition commentée de La Question, en Belgique. Ce devait être en 2002. Bien évidemment, il possédait cet art du tribun pour captiver son auditoire. Ce dernier voyageait avec Henri dans les méandres des turpitudes colonialistes qu’il savait décrire et analyser en dialecticien.

A la fin de la soirée, nous nous sommes retrouvés au métro, et c’est ce vieux bonhomme de 80 ans, à l’époque, qui se souciait de savoir comment j’allais rentrer. Le contraire eût été de mise. Il m’expliqua ce que déjà je savais, les lignes à prendre, les correspondances. Il manifesta un souci protecteur qui m’avait touché.

Deuxième séquence C’était en novembre 2005 pour un colloque sur « L’autre Camus ». Nous voulions parler d’Albert Camus si possible autrement que dans les termes de plus en plus unanimistes qui se forgeaient. Il fallait les intervenants idoines. Je m’étais souvenu qu’Henri avait été directeur d’ Alger Républicain, journal auquel avait collaboré Camus quelques années auparavant. Il me parut légitime qu’il ait eu une lecture du journalisme et de la littérature de Camus. Il faut dire que sa participation à ce colloque avait soulevé un certain émoi. Au point qu’un intellectuel franco-algérien me dit que donner la parole sur Camus à « un stalinien » avait quelque chose de pernicieux. Je crois avoir répondu que, contrairement à beaucoup de non staliniens, ou d’anti-staliniens de salon, Alleg portait dans sa chair le droit de s’exprimer, et dans son parcours et dans ses combats la légitimité pour le faire.

Lorsqu’il prit la parole à ce colloque, je compris alors pourquoi une telle crainte. C’était une époque où l’on dressait à Camus une statue de quasi anticolonialiste, ajoutée aux autres statues qu’il avait déjà de grand écrivain, d’immense journaliste, etc. Patiemment, Henri Alleg démonta la mécanique du discours de Camus sur l’Algérie. Même ses fameux reportages sur la misère en Kabylie brandis souvent comme la preuve irréfutable de son engagement en faveur des colonisés, Henri Alleg les analysait autrement. Le sens ultime de ces textes était comme une doléance adressée au système colonial pour qu’il manifeste un peu moins de dureté à l’égard des colonisés, une demande compassionnelle d’un peu plus d’humanisme. A aucun moment, le système colonial n’est remis en cause en tant que tel. Inutile de préciser les gorges chaudes que son intervention avait suscitées au milieu d’un chantier où l’idolâtrie de Camus, sans doute méritée sur d’autres terrains que l’anticolonialisme, battait son plein. Henri Alleg reconnut à Camus sa stature de grand écrivain mais il ne voulait pas laisser dans l’équivoque dont on les drape aujourd’hui les positions de Camus sur la colonisation et surtout sur l’indépendance de l’Algérie.

Troisième séquence Je le rencontre à un salon du livre à Montpellier. Il m’offre Mémoire algérienne, l’ouvrage qu’il venait de faire publier, et je lui offre pour ma part Kabylie Story. Cet échange aura deux conséquences. Je lui ferai une interview pour Le Soir d’Algérie sur son vécu algérois, lui demandant de me le décrire à travers des lieux emblématiques. Dans un premier temps, il interpréta ma demande comme une limitation du propos politique. Il admit cependant lors de la parution que l’angle était plus intéressant qu’un énième retour descriptif du dernier quart d’heure de la colonisation, juste à la veille de la guerre de Libération.

Autre conséquence de cet échange, il m’adressa une lettre dans laquelle il exprimait tout net ses remerciements pour Kabylie Story, ce voyage à travers les villages kabyles qui, disait-il, relatait toute la beauté de la Kabylie, ainsi que ses combats pour la survie et la dignité. Il concluait en me disant que ce livre faisait pour cela bien davantage que de volumineux essais. Je me suis souvenu que c’était le directeur de presse qui portait son appréciation sur ce qui n’était qu’un reportage.

C’est pourquoi lorsqu’il a été question de publier Roman de Kabylie, je lui ai demandé si je pouvais reprendre sa lettre en postface tant elle m’avait touché. Il souhaita la réécrire.

J’ai tenu à raconter des échanges personnels avec Henri Alleg car je sais qu’aujourd’hui, sa biographie est dans tous les journaux. Au moment où il s’en va, on sent comme l’ombre d’un grand homme qui s’efface. Il laisse un vide. Indéniablement. Il manquera aux combattants pour la vérité et la justice. A son contact, il nous semblait nous élever à la hauteur de la grande histoire.

L’une des leçons qu’il nous lègue, c’est qu’avec de la conviction, de la détermination, des principes, un homme peut soulever des montagnes. Il l’a fait avec La Question.

Arezki Metref