Souvenir de l’insurrection populaire du 11 décembre 1960

jeudi 10 décembre 2015
par  Alger républicain

Alger, le 11 décembre 1960. C’était un dimanche, nous n’avions pas cours. La veille, dans le quartier de La Poudrière, où nous habitions à Saint Eugène (Bologhine), les jeunes Pieds-Noirs surexcités avaient des envies de ratonnades et ne cachaient pas leur rage désespérée de voir que « les Arabes manifestent », qu’Ils relèvent encore la tête ! Oui, la veille, Belcourt, Salembier, Climat de France, la Casbah, se soulevaient en masse ! Comment était-ce possible ! Tout avait été verrouillé ! Lors de la Bataille d’Alger, le rouleau compresseur de la machine de guerre des généraux Massu et Bigeard s’était abattu férocement sur nous. Des dizaines de milliers d’Algériennes et d’Algériens avaient été tués ou emprisonnés. La ville et tout spécialement les « quartiers musulmans », comme on les appelait à l’époque, étaient quadrillés nuit et jour par une armada de dizaines de milliers de soldats français, tous corps confondus, équipés de jeeps, de chars, d’automitrailleuses, d’hélicoptères, appuyés par une population européenne armée, elle-aussi, auxiliaire implacable, permanent et omniprésent des forces de répression coloniale. Chevaux de frise, barbelés, barrages, faisaient partie de notre univers quotidien. Entre deux patrouilles, il y avait une patrouille.

En décembre 1960, notre lycée, Guillemin (aujourd’hui lycée Okba), était fréquenté par beaucoup d’Arabes, pour reprendre le vocabulaire de l’époque. Une bonne partie venait de la Casbah voisine. Les élèves Pieds-Noirs qui formaient la majorité avaient commencé déjà, depuis quelque temps, à apprendre ce qu’était la peur. Ils se voyaient contraints de diminuer d’un cran leur arrogance agressive et raciste acquise dès l’enfance. Le principal du lycée Louis Condery s’efforçait de maintenir une atmosphère de non confrontation à l’intérieur de l’établissement et de veiller à la mission des enseignants presque tous acquis à la cause de l’Algérie française. Avec de rares exceptions, comme notre prof de français Fourcade, dont je garde un souvenir lumineux. Un homme de principe généreux, pétri de culture humaniste, qui sympathisait avec les élèves « musulmans » et particulièrement ceux d’entre nous qui venaient des milieux sociaux les plus démunis. Rigoureux, exigeant, il abhorrait les stéréotypes pédagogiques qui sévissaient à cette époque dans le primaire et le secondaire (sur le complément d’objet direct, par exemple).De quelle manière magistrale, il nous initiait à la notion de relation de cause à effet ! Son cours était vivant, riche de références culturels, d’un haut niveau intellectuel. Son fil conducteur pédagogique était nous apprendre à penser, à réfléchir.

Nombre d’entre nous avait ou un frère ou une sœur, ou un père ou une mère, ou plusieurs membres de la famille et proches, emprisonnés, ou au maquis, ou tombés au combat. Leurs faits d’armes avaient été rendus publics par la presse coloniale (Safia Bazi, Salah Bazi, Fadela Mesli, Noureddine Rebah, Abderrahmane Arbadji, Abdelmadjid Yahiaoui, A. Amrani, et tant d’autres que je ne peux citer…) Une solidarité de fait nous unissait. Nous vivions au rythme des combats de l’ALN. Nous étions jeunes collégiens et lycéens impatients de suivre leur exemple. L’image de leur sacrifice pour l’indépendance de notre pays ne nous quittait jamais. ..

Le dimanche 11 décembre, j’avais une seule idée en tête, prendre dès le matin le bus (le 4/9, Deux-Moulins—Brossette-, qui passe par notre quartier La Poudrière) et rejoindre mes camarades de lycée dans la Casbah rentrée en insurrection. Ils étaient au cœur des affrontements, tels Nadir Mesli qui habitait rue de la Lyre, futur cadre supérieur de l’Etat, ou Achour Boulamnaker( Boula) qui deviendra officier de l’ANP, dont les parents avaient une boulangerie, rue Marengo, (tous deux prématurément disparus). La presse étrangère et française les sollicitaient, ils portaient haut et loin et avec brio la cause de l’indépendance. Et beaucoup d’autres copains de Guillemin que j’ai dû oubliés et qui me pardonneront de ne les avoir pas tous cités.

Quand je traverse la place du Gouvernement (aujourd’hui Place des Martyrs), elle est investie de soldats, d’automitrailleuses et de chars, les canons pointés sur la citadelle, survolée d’hélicoptères. Un décor d’état de guerre. Je rejoins mon camarade de classe M’Hamed Achache, aujourd’hui diplomate, inséparable compagnon de discussions politiques passionnées, qui habitait rue Salluste, dans la Basse Casbah. Non loin, l’impasse St Vincent de Paul où, trois ans auparavant, le 26 août 1957, Debbih Cherif dit Mourad, Hadji Othmane dit Ramel, Nouredine Benhafid et Zahia Amitouche une jeune fille de 20 ans à la fleur de l’âge, étaient tombés héroïquement, les armes à la main, après un siège de plusieurs heures, face aux paras de Bigeard, suréquipés et en surnombre.

Une foule de tous âges où les femmes et les enfants étaient en grand nombre se formait déjà, pour rejoindre par les escaliers la rue Marengo. Les militaires, des gardes-mobiles, en majorité, font barrage. On tente à plusieurs reprises, les poitrines contre les canons de leurs armes, de le forcer, repoussés avec violence, vers le bas. Les youyous des femmes, bravant le danger souvent en première ligne, nous galvanisent, on crie à ne plus avoir de voix, Ferhat Abbas au pouvoir, Algérie musulmane…Nous continuons de les harceler. A un moment de la journée, je ne me souviens plus quand, les militaires donnent l’assaut, une nuée incroyable d’uniformes déferle sur nous à coups de crosses. Nous refluons vers tous les abris possibles. Je cours avec M’Hamed Achache et des dizaines d’autres manifestants, me réfugier dans leur immeuble, au fond de l’impasse.

Les militaires nous rattrapent en haut de l’immeuble, et nous arrêtent en masse, en nous poussant en file indienne, dans les escaliers étroits, tortueux et sombres qui descendent cette maison typique de la Casbah avec ses étages, balcons, cour intérieure et sa promiscuité où s’entassent des familles nombreuses de condition modeste et où mon ami M’Hammed habitait avec sa famille. En pleine obscurité, alors que je ne voyais plus d’issue, M’Hamed, faisant preuve d’un sang-froid inouï, profite du moment où l’escalier plongé dans une obscurité totale fait coude, pour me tirer énergétiquement vers une sorte de cagibi, d’un mètre carré peut-être, et referme immédiatement la petite porte en bois. C’étaient des toilettes, avec une minuscule ouverture vers l’extérieur, où le corps d’un enfant pouvait passer difficilement. A quelques six mètres, en contrebas, la cour, au cas où nous voulions échapper. Le souffle coupé, nous entendons le bruit des soldats qui font descendre les manifestants en hurlant. Aussitôt que nous avons compris qu’ils étaient partis, nous sortons, nous savions que nous n’étions pas à l’abri. La mère de M’Hamed nous cache derrière l’armoire de la cuisine collective de l’étage. A un moment, je leur dis que je dois rentrer chez moi avant que la nuit tombe. Ils me prient de rester passer la nuit chez eux, pour échapper à l’emprisonnement. Impossible pour plusieurs raisons. Bien sûr, l’extrême exigüité, une famille nombreuse dans une petite pièce unique. Mais ce n’était pas la seule raison. A l’époque, toute personne étrangère devait être déclarée aux autorités militaires par celui qui l’hébergeait. Et, surtout, il fallait coûte que coûte que je rentre chez moi le soir même. Mon absence aurait eu des conséquences dévastatrices sur mes parents déjà très durement éprouvés par la guerre.

Je n’avais pas le choix, je décide de courir le risque de passer les barrages militaires de la Basse Casbah, pour prendre le bus et rentrer. M’Hamed Achache me prête ses affaires et livres scolaires. Je descends, la serviette sous le bras, aussitôt contrôlé près de la cathédrale (actuelle mosquée Ketchaoua), j’exhibe ma carte de bibliothèque, le militaire qui fouille le cartable en ressort le Lagarde et Michard, il est ravi : « tu aimes ce livre, c’étaient mes profs », me dit-il. Il s’adressait au lycéen de 16 ans. Comme un laissez-passer, ce livre de classe de français. Je peux continuer mon chemin et prendre le bus 4/9, pour retourner chez moi, à Saint-Eugène, ...

Durant ces jours d’hiver rigoureux, de la Place des Martyrs (que l’on désignait par placette el ‘oud, la place du cheval, en référence à la statue qui trônait en son milieu), on pouvait admirer la forêt de drapeaux algériens pour la première fois déployés aussi nombreux sur les maisons de la Casbah.

Ces journées d’insurrection populaire exceptionnelles sans précédent m’avaient appris qu’ « aucun rapport de forces n’est immuable ». Avec d’autres camarades du lycée, le 11 décembre 1960 nous a forgés pour d’autres manifestations pour l’indépendance et instruits pour mener les futures luttes de la construction de l’Algérie indépendante, au service de notre peuple.

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Abdelatif Rebah