Kateb à l’épreuve d’Alger républicain

mardi 3 novembre 2009
par  Alger républicain

Ceux qui projettent de briser la presse démocratique par leurs poursuites, leur sabotage et leurs tentatives d’intimidation, ceux qui croient pouvoir impunément s’attaquer à la voix de la vérité n’ignorent nullement qu’ils se heurtent à la résistance de la grande majorité des Agériens.

C’est en ces termes - d’actualité – que le jeune Kateb en 1950, défend son journal « pas comme les autres » qui lui offre justement un espace où exister. Doublement – pourrait-on dire – en tant que journaliste et en tant qu’écrivain. C’est ce double statut qui dote le texte katébien dans Alger républicain d’une étonnante richesse et d’une complexité certaine. Le journal assure son émergence en tant que poète, rend possible la large diffusion des « premiers » textes poétiques comme La porteuse d’eau, Peuple errant, Poète de l’Internationale : un premier réseau expressif donc, de La jeune poésie algérienne, dont Kateb donne une image militante engagée sans que cela nuise à la délectation poétique :

Le soir en compagnie
 
des infirmes et des enfants
 
sur le port d’Alger
 
quand l’aube
 
dévorée de feux
 
brise les eaux
 
et ronge les étoiles
 
Je rêve au milieu
 
du peuple éveillé
 
aux terres désertes
 
de l’Afrique
 
où rodent tels des cadavres
 
de leurs profondes tombes chassées.

En même temps, par son expressivité et sa thématique cette poésie participe d’un projet culturel beaucoup plus large, amorce « la naissance d’écrivains qui seront aussi algériens qu’est espagnol Fédérico Garcia-Lorca », recherche d’une authenticité qui veut faire de nos jeunes écrivains, de nos artistes ; de nos acteurs, « l’avant-garde d’une nouvelle littérature populaire démocratique par son contenu »

Kateb continue à mettre en mouvement ce nouveau front idéologique de lutte culturelle, par d’autres aspects de sa pratique journalistique. Son unique article de critique littéraire intitulé Molière et les algériens met en scène à travers une évaluation positive du théâtre de Molière toute une conception populaire faite « d’observations quotidiennes, sur un plan commun, large, solide humain » au théâtre algérien en devenir.

Les fondements mêmes de son œuvre théâtrale future sont à l’état de genèse : il faut faire vivre le théâtre « dans le cœur et dans l’esprit de la grande foule des simples gens, choisir l’auteur qui élève son public à la critique sociale », éveiller puissamment le sens critique du public, utiliser « l’arabe parlé et ses ressources » au maximum, « aller aussi loin que possible pour atteindre la plus grande masse »…

Petit à petit se dessine et se forge l’autoportrait moral de « l’intellectuel démocratique » mais notre exemple montre également à quel point sa pratique journalistique intertisse et conditionne sa pratique littéraire. En fait, il ne semble pas qu’il y ait de clivage entre les deux occupations mais qu’une contamination se produise entre elles. Dès sa jeunesse, il semble qu’il y ait eu fluctuation entre les deux statuts celui de journaliste et celui d’écrivain et pression de l’un sur l’autre.

En effet, en même temps qu’il se mouille dans notre histoire, dans l’histoire des peuples opprimés pour dire la misère, les haillons, le chômage, l’injustice, chercher « les responsables » communiquant sans cesse sa chaleur volcanique, le texte katébien produit constamment des effets d’effraction : poéticité diffuse d’ouvertures de reportage comme sur le Soudan, état visionnaire d’une aube montant « à la surface de la mer ainsi qu’un filet de sang noir, jaillissant dans le ciel éteint ». On y trouve même « travaillant » titre et corps d’articles – une des thématiques majeures de la littérature coloniale –celle du soleil – qui se trouve dans une espèce de retournement récupéré et investit d’un nouvel usage. Loin de l’euphorie solaire d’un Albert Camus, Kateb reprend un des termes de l’idéologie coloniale pour lui faire signifier autre chose, un certain malaise, « une nouvelle présence lourde, étouffante » : « soleil hallucinant », - « soleil aveuglant » de l’ordre colonial « comme si un incendie couvait éternellement autour de nous ».

Il semble bien que sous le reporter, Alger républicain « fabrique », l’écrivain. D’ailleurs le premier article du jeune Kateb dans Alger républicain, Foules de l’Aid Seghir viole par son écriture italique et sa littéralité, la Une du journal ; texte rebelle, la parole libérée voltige et élève à l’existence littéraire enfin sans aucune concession exotique les cireurs dont le poète nous dit dans un langage double la profonde meurtrissure. A travers un réalisme poétique à la douceur ineffable Kateb invente sa première fiction. Nous sommes le 28 juillet 1949.

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Ouahiba Hamouda

in YACINE, édité par
Alger républicain - el adib

Alger 1991