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Aït Ahmed ou la personnification d’une contradiction permanente entre les idéaux et principes démocratiques défendus et la portée réelle des actes
mardi 19 janvier 2016, par
Ait Ahmed, de la folle insurrection armée en 1963 à la signature du contrat de Rome en 1995
Les obsèques d’Aït Ahmed dans son village natal de Ath Ahmed ont drainé une foule très nombreuse. Les responsables du Front des Forces Socialistes, qu’Aït Ahmed avait fondé en septembre 1963 en opposition aux dirigeants du FLN de l’indépendance, ont réussi à transformer le retour de la dépouille de leur chef dans sa terre natale en cérémonie populaire.
Elle aura symbolisé à leurs yeux « le parcours et les combats d’une vie … Révolutionnaire patriote, moudjahid et républicain de la première heure, il a été un des membres fondateurs de l’OS, du FLN et de l’ALN dans son combat pour la libération de l’Algérie. Son cercueil sera enveloppé de l’emblème national pour lequel il a combattu ».
Le FFS a en ces termes mis en relief l’envergure politique nationale incontestée de cette personnalité historique.
Les Algériens de toutes obédiences ont rendu hommage à l’un des fondateurs du Front de Libération Nationale et l’un de ceux qui ont pris la décision historique du déclenchement de la guerre de libération le 1er novembre 1954. C’est essentiellement pour cette étape de sa vie que de nombreux citoyens ont tenu à s’incliner à sa mémoire sans pour autant exprimer leur accord avec les positions qu’il avait prises après l’indépendance.
Pour ses sympathisants et ses alliés politiques de tel ou tel moment de l’évolution de la vie politique nationale, Aït Ahmed aura incarné la lutte sans répit pour la démocratie.
Le fait à souligner est qu’il a inscrit son action dans le cadre d’une nation une et indivisible, hors de toute surenchère à caractère régionaliste bien que sa base militante ait été essentiellement marquée par une composante kabyle. Ce marquage est sans doute le fruit de positions ambiguës savamment entretenues par l’illustre défunt. Mais pas seulement en raison de cela. L’arabisme borné ancré dans le mouvement nationaliste s’est traduit en dédain, voire en hostilité, pour l’attachement légitime de la population de la Kabylie à sa langue maternelle comme langue à part entière. Ce déni a nourri en retour une attitude de défiance systématique envers le pouvoir central.
La disparition du dernier des "9" a donné lieu à une avalanche d’écrits et de discours dithyrambiques. Les pleureuses en quête d’une nouvelle virginité politique ont exploité l’émotion provoquée par sa mort en flattant outrageusement ses partisans. Boukrouh en a fourni l’exemple le plus obséquieux dans son dernier écrit. [1].
On ne peut juger de l’action "démocratique" d’une personnalité, d’un groupe de personnalités ou de mouvements politiques, sans se poser des questions fondamentales : quels intérêts reflètent les positions prises, à quelles classes ou couches sociales profitent le contenu, les formes et les méthodes de direction de la société, les luttes engagées par telle ou telle composante de la société ? Plus précisément, l’action des personnalités qui ont marqué l’histoire du pays a-t-elle servi les intérêts des masses populaires, ou celle de la bourgeoisie, a-t-elle contribué à créer les bases économiques de l’indépendance du pays, ou au contraire à la disloquer ? Quelle en a été la résultante face à l’impérialisme dont la tendance monopoliste est inconciliable avec le droit des peuples à se libérer de toute sujétion politique et de toute domination économique ? Tend-elle à favoriser la mobilisation démocratiques des travailleurs pour la défense de leurs aspirations, à prémunir la société contre les formes les plus réactionnaires, les plus obscurantistes et les plus cruelles de la domination que tendent à mettre en œuvre les classes exploiteuses pour empêcher toute remise en question de leurs intérêts ?
Ces questions constituent des critères pour juger du contenu et des résultats de leurs actions. Elles s’appliquent à chacune d’elles et les positions défendues par Aït Ahmed ne peuvent faire exception.
Force est de noter que toute sa vie, Aït Ahmed a été la personnification d’une contradiction permanente entre les idéaux et principes démocratiques formels défendus et la portée pratique des actes assumés.
Il a gagné son auréole à partir du besoin ressenti par la Kabylie de se reconnaître dans un dirigeant prestigieux pour exprimer son aspiration à ce que tamazight soit traité sur un pied d’égalité avec la langue arabe. De l’indépendance jusqu’à la révolte de 2001, en passant par le "printemps berbère" de 1980, aucun dirigeant algérien ne s’était ouvert sur la reconnaissance de cette réalité linguistique. Pas même Boumediene, dont l’action a marqué positivement et de façon indélébile la mémoire des classes populaires, y compris en Kabylie qui lui avait pourtant réservé un accueil très chaleureux en 1969 [2].
Après l’assassinat en 1970 de Krim Belkacem [3], le premier grand chef militaire de la wilaya 3, ce besoin s’est peu à peu cristallisé sur la personne d’Aït Ahmed, bien qu’aucun des deux n’ait jamais brandi l’amazighité comme emblème distinctif. Les nationalistes d’origine kabyle ont toujours été "unitaires pour deux" dans le combat pour la libération du pays. Ils veillaient à éviter l’affrontement avec les tendances arabistes soutenues par Messali Hadj dans le PPA-MTLD, malgré les purges de 1948 et la "rétrogradation" d’Aït Ahmed qui avait succédé à Belouizdad, mort prématurément, à la tête de l’OS. L’ordre donné en 1956 de liquider physiquement les berbéristes, sourds à l’appel du 1er novembre et contrariant en France la lutte de libération, porte les signatures de Abane Ramdane et de Krim Belkacem, à côté de celle de Ben Tobbal.
Après l’indépendance, l’affirmation à tout bout de champ de cet arabisme, notamment par Ben Bella, a été vécu comme de la provocation. Elle a été un facteur d’exacerbation en Kabylie des conflits qui ont opposé entre eux les chefs survivants de la guerre de libération.
Aït Ahmed condamne l’interdiction du PCA
Aït Ahmed fut le seul homme politique officiel à condamner l’interdiction du Parti communiste algérien en novembre 1962 par le gouvernement de Ben Bella. Le principe du parti unique venait d’être consacré par cette décision sans soulever d’objections chez ceux auxquels nombre de commentateurs de presse trouvent aujourd’hui toutes les qualités de prétendus opposants à la dictature. Aït Ahmed fit donc exception. Dans une phrase chargée de nuances, Bachir Hadj Ali qualifia la "position du député Aït Ahmed [d’] objectivement révolutionnaire".
Ferhat Abbas, président de l’Assemblée nationale constituante, l’homme que ses admirateurs présentent aujourd’hui comme le symbole de l’attachement à la démocratie ne broncha pas. En privé, il fit part de sa désapprobation auprès des dirigeants du PCA. Il démissionne en septembre 1963. Mais ce ne fut pas fondamentalement pour défendre avant l’heure le "multipartisme" ou pour contester les conditions "anti-démocratiques" dans lesquelles la Constitution fut adoptée. Il le fit par opposition aux choix socialistes que le gouvernement de Ben Bella avait affirmés dans le prolongement du Programme de Tripoli.
Ben Bella, appuyé par la base du FLN et par des chefs de l’ANP, avançait sans trop perdre de temps à rechercher en permanence des compromis avec d’autres dirigeants qui n’osaient pas se déclarer ouvertement contre mais faisaient de l’obstruction. Il portait en lui toutes les contradictions de la petite-bourgeoisie objectivement révolutionnaire. Il combat les défenseurs de la voie capitaliste. Avec beaucoup d’erreurs conduisant à mettre dans le même sac petits et gros. Mais il pétrifie en même temps toute tendance du mouvement ouvrier à une action indépendante. Il est de ceux qui, par leurs préjugés contre l’action démocratique des travailleurs et de la paysannerie pauvre, contribueront de 1962 à 1978, à faire le lit de la contre-offensive de la bourgeoisie en 1980. Coup après coup il avait pris une série de mesures contrant ceux qui cherchaient à s’emparer des biens des colons, à s’ériger en nouvelle classe dominante. L’année 1963 est marquée en effet par la promulgation en mars des décrets de l’autogestion agricole, la confiscation des terres des collaborateurs algériens du colonialisme, par le rejet formel du capitalisme dans les discours des responsables, par l’inscription dans la Constitution du socialisme comme objectif à atteindre.
C’est ce genre de décisions qui lui valut l’accusation de pratiquer un pouvoir personnel. Il exprima à sa manière, porté par sa fougue et ses ambitions, la tendance d’une partie importante du mouvement national à donner un sens à l’indépendance en tentant de réaliser les aspirations sociales des masses populaires. Son action, « brouillonne » ou « despotique », selon les qualificatifs que lui collèrent ses adversaires, créa une situation de fait qui rendit difficile la tentative de la droite du Conseil de la Révolution qui le renversera le 19 juin 1965 de revenir en arrière.
Bref, les actions « improvisées » de Ben Bella apparaissaient comme l’expression d’un égo démesuré aux yeux de ceux qui s’opposaient à lui. Mais quel est le dirigeant de la guerre de libération qui n’était pas mû par son "ego" ? Un "égo" d’autant plus exacerbé que cette guerre s’était terminée par une victoire éclatante sur la 4ème puissance militaire du monde. Le peuple algérien avait conquis par cette victoire un immense respect dans le monde. Quel chef n’était-il pas grisé par son rôle, si modeste fût-il, dans ce succès ? Tous les chefs et ils étaient nombreux, la lutte de libération ayant été populaire au sens plein du terme, tous se bousculaient devant la porte de la présidence du pays. Chacun tentait d’écarter l’autre pour se mettre en avant. Les choix fondamentaux de société étaient relégués chez la plupart au second plan. Jusqu’au congrès de Tripoli de mai-juin 1962, le FLN du 1er novembre n’avait pas de programme pour l’indépendance. A l’exception de ceux qui se retirèrent de la course faute de troupes pour les appuyer, ce fut une compétition de tous contre tous, jusqu’au jour où la partie fut remportée par celui qui détenait les clés du succès et s’était montré le plus hardi et le plus habile dans la définition des tâches nouvelles, ou le moins scrupuleux moralement.
Ce qui doit être pris comme critères de jugement, ce ne peut être l’ambition ou l’autoritarisme des uns et des autres, ou les seules méthodes employées dans la course au pouvoir, mais ce qu’ils firent réellement par leurs actes et leurs décisions en faveur de l’édification d’une nation économiquement souveraine, de la suppression de l’exploitation et de l’oppression, de l’instauration du pouvoir des travailleurs et des masses populaires, de l’affranchissement des peuples de la domination impérialiste à l’échelle mondiale.
Les querelles de personnes opposant les anciens compagnons de lutte reflétaient indirectement la lutte pour le choix de la voie de développement économique et social. La proclamation du 1er novembre 1954 l’avait éludé afin de favoriser le rassemblement du maximum de forces autour du mot d’ordre de l’indépendance par la lutte armée. Tel fut le choix des nationalistes qui avaient déclenché l’insurrection. La "discorde" de l’été 1962 ne fut que l’expression de la nécessité de combler une lacune produite par le fait que les circonstances économiques et subjectives n’étaient pas encore mûres dans le mouvement national pour trancher ce choix avant l’indépendance.
Pour paraphraser Marx, la violence utilisée par les anciens frères d’armes, les uns contre les autres, joua le rôle d’accoucheuse de l’histoire du peuple algérien dans sa grande marche en zigzag et inachevée vers une société plus juste.
Aït Ahmed créé le FFS et se lance dans une insurrection armée insensée
Après l’adoption de la Constitution en septembre 1963 suivie de l’élection de Ben Bella comme président de la République, et juste après la démission de Ferhat Abbas, Aït Ahmed entre en dissidence. Il prend les armes en Kabylie et entraîne derrière lui d’anciens officiers et djounoud de l’ALN. L’affrontement fera couler le sang. Dans l’extrême confusion qui s’empare du pays, il sera exploité par ceux qui au fond n’approuvaient pas les choix économiques et sociaux inscrits dans le Programme de Tripoli mais n’osaient pas afficher leurs opinions tant elles allaient à l’encontre des aspirations anti-bourgeoises spontanées de la grande masse des travailleurs et de la paysannerie.
Il commet l’erreur de croire que la Kabylie est le « cœur battant de l’Algérie » - son seul « cœur battant » - et que le peuple voulait le départ de tous les dirigeants. En dehors d’une poignée de partisans acquis à ses certitudes, les gens ne le suivent pas en Kabylie, encore moins dans le reste du pays. La population ne comprend pas les motifs de cette guerre fratricide. Elle n’en veut pas. Elle aspire à la paix et ne désire qu’une seule chose : que son gouvernement, peu lui importait par quel moyen il fut institué, peu lui importait aussi qui devait occuper le poste de chef de l’Etat, inflige un démenti à ceux qui lui avaient prédit la « congolisation » et « l’égorgement généralisé ». Elle veut que ce gouvernement se consacre sans se laisser détourner de ces priorités à la construction du pays, à la résorption du chômage, à venir en aide aux innombrables familles de chouhada, de veuves et d’orphelins, à soutenir les travailleurs qui avaient pris en main les gestion des terres et des fabriques abandonnées, à prodiguer son aide à la paysannerie, à organiser le retour de millions de réfugiés rentrant des pays voisins, etc. La tâche est immense. Les querelles ne sont pas les bienvenues. Que les "chefs" finissent par s’entendre entre eux pour s’atteler à la résolution de ces problèmes. Voilà ce qu’attend le peuple qui avait déjà bien résumé ses attentes durant l’été 1962 en s’interposant entre les frères-ennemis sous le cri "Sebaa snine barakat !" (Sept années, ça suffit !)
Le dernier chef de la Wilaya 3, Mohand Oulhadj, qui l’avait accompagné dans cette révolte armée lui fait très rapidement défection pour répondre à l’appel de Ben Bella à faire face à l’entrée des troupes marocaines dans le sud-ouest algérien.
Le roi du Maroc avait lancé ses soldats pour occuper par la force des régions occidentales de l’Algérie. Il prétendait que ces régions avaient jadis appartenu à son royaume avant d’en être soustraites par les colonialistes français pour être rattachées à l’Algérie. Il se berçait d’illusions en croyant que les divergences internes et la dissidence armée d’Aït Ahmed créaient une situation propice à la réussite de son intrusion militaire. Il se trompa lourdement. La mobilisation massive de la jeunesse algérienne pour repousser ses attaques et la présence combative et dissuasive des bataillons internationalistes cubains dépêchés par la direction révolutionnaire de Cuba à l’appel de Ben Bella, le contraindra à retirer piteusement ses troupes. Des milliers d’Algériens y auront laissé leur vie au moment où Aït Ahmed entreprend sa guérilla contre les troupes de l’ANP en Kabylie.
Son action est mal vue. La « guerre des sables » aura contribué à l’isoler et, par contre-coup, à discréditer toute opinion mettant en cause la toute récente constitutionnalisation du parti unique. La lutte contre l’hégémonie des adeptes du parti unique n’en deviendra que plus difficile. Sur la place du "forum" qui jouxte le Palais du gouvernement, la population affluant spontanément de toutes les régions du pays exprime son soutien total à son Etat. La personnalité de Ben Bella brille de mille feux. Il a su se faire l’interprète de ses attentes sociales. Le 1er octobre, il annonce la nationalisation des terres des colons. C’est par un tonnerre d’acclamations que cette décision est accueillie dans les campagnes et aussi dans les villes. Elle était tant attendue comme prolongement naturel de la victoire sur le colonialisme.
Mais la réaction d’Aït Ahmed est stupéfiante. Il la qualifie de « spoliations » sur les ondes d’Europe 1. Dans le langage du mouvement national ce terme fort dénonçait la violente dépossession des tribus algériennes par les colonialistes français. Employé à rebours pour stigmatiser une mesure de réparation historique que le PCA et le PPA avaient inscrite dans leur programme, que la plate-forme de la Soummam avait ensuite indirectement réaffirmée, le mot achève de faire perdre au fondateur du FFS la sympathie dont il jouissait dans de larges milieux de progrès. Qu’est-ce qui a pu le pousser à condamner cette décision ? Esprit d’opposition systématique confondant dans un même rejet une mesure légitime et la personne honnie par lui qui l’a mise en application ? Ou plus fondamentalement la conception d’une Algérie indépendante qui ne devrait pas heurter les intérêts des colons ou s’attaquer de front à l’héritage néo-colonial ?
Il est capturé en octobre 1964, condamné à mort en avril 1965 puis gracié deux jours après. Dans le but de mettre fin à une situation dont personne ne voulait, ses partisans en liberté et le gouvernement se mettent d’accord pour faire cesser l’effusion de sang. L’annonce en est faite le 17 juin 1965. Sans lien apparent avec cet événement, le processus qui devait conduire au coup d’Etat deux jours après était déjà en marche. Aït Ahmed réussit "miraculeusement" [4] à s’évader le 1er mai 1966 de la prison d’El-Harrach.
Il s’exile en Suisse pour ne retourner dans son pays qu’en 1989 après l’instauration du multipartisme.
2 janvier 1992, le FFS appelle à une marche à Alger
Son but est de manifester dans les rues de la capitale sa force et son influence à quelques jours du 2ème tour des élections législatives. L’inquiétude est énorme. Le Front Islamique du Salut, mouvement ultra-réactionnaire financé par les couches sociales parasitaires du pays, est en passe de rafler les trois-quarts des sièges. Il est servi par le "charcutage" électoral mis au point par l’assemblée FLN qui pensait se garantir ainsi une majorité. Le stratagème grossier s’est retourné contre ses auteurs. Le FIS a annoncé la couleur depuis sa création en proclamant que "La démocratie est kofr". Il a fait défiler ses sympathisants en juin 1991 sous le slogan répété des jours et des jours : "Non à toute Charte ! Non à toute Constitution ! Allah l’a dit, le Prophète l’a dit".
Aucun doute n’est permis sur ses objectifs : les élections de décembre 1991 seront donc les premières et les dernières élections pluralistes. Le FIS a réussi à tromper une partie de la jeunesse révoltée par les injustices et la corruption du régime de Chadli. Il a avancé en masquant ses objectifs réels sous un discours religieux. Il se présente comme le bras armé de Dieu chargé d’instaurer l’Etat théocratique. Il promet de faire surgir la nouvelle Cité idéale qui fera disparaître par enchantement les frustrations. Grâce à la redistribution de l’argent que lui versent l’Iran et l’Arabie Saoudite, il a recruté une armée de prédicateurs permanents. Ils quadrillent les quartiers depuis deux ans, interdisent les spectacles, interrompent les meetings des courants adverses, battent ceux qui prônent des idées différentes des leurs, menacent les citoyens qui ne votent pas pour eux, qu’ils soient communistes, de centre-gauche ou libéraux se distinguant de son programme économique par leur attachement à la séparation du politique et du religieux. Il fait régner un climat de terreur depuis qu’il a raflé la majorité des APC en juin 1990.
Tout ce qui contrevient aux principes obscurantistes énoncés par Ali Belhadj et Abassi Madani sera puni selon leurs lois, depuis les tenues vestimentaires jusqu’à l’activité syndicale dont la pierre angulaire est résumée en termes condensés dans les statuts du Syndicat Islamique du Travail : la lutte des classes est proscrite. Le rôle du SIT est de concilier les intérêts des travailleurs et de leurs exploiteurs. Le programme économique et social du FIS est un programme ultra-libéral. Sur le plan politique, ses membres promettent la mort à tous leurs opposants. Une liste de 40.000 personnes à liquider dès la proclamation des résultats électoraux est établie. Les militants en vue du FIS le disent et le redisent. L’Etat islamique est en marche.
Chadli ne voit aucune objection à organiser l’alternative morbide au profit du FIS. Une partie du pouvoir a encouragé le développement des mouvements intégristes depuis le début des années 1980 pour isoler les forces de progrès et faciliter la réalisation de son programme secret de privatisations et d’accaparement des richesses du pays. Chadli et son courant sont donc prêts à cohabiter avec le FIS. Ils tentent de rassurer ceux qui refusent cette perspective mortelle en laissant croire, au mépris des faits, qu’ils sont capables de contrôler le FIS. Ils tirent argument de leurs prétendus pouvoirs constitutionnels alors que, à l’évidence, ces pouvoirs ne seront plus qu’illusions si la digue lâche.
En fait, cette partie du pouvoir n’avait vu, jusqu’aux premiers jours de janvier 1992, aucun inconvénient à une mainmise du FIS sur l’Etat étant donné la communauté d’objectifs qui les lie. Le FIS ne fait cependant pas de différence entre les diverses fractions du régime. Il veut tout le pouvoir et sans partage, pour instaurer son Etat moyenâgeux. Une autre partie du pouvoir se dresse contre la passivité de Chadli. Il y a dans les fractions opposées à l’avènement d’un Etat sous la coupe du FIS divers courants. Il y a ceux qui avaient joué la carte de l’intégrisme pour abattre le PAGS dont l’influence était de nature à les empêcher de réaliser leur programme de pillage des richesses du pays, pillage que devaient "légaliser" les réformes économiques libérales et un pluralisme ouvert à tous les courants, y compris au fascisme dans sa version religieuse, avec lequel ils étaient partie liée. Ils ont maintenant peur de perdre leurs privilèges au cas où le FIS parvenu au pouvoir en ferait des boucs émissaires pour garder son contrôle sur la masse des jeunes qu’il a gavés de promesses démagogiques. Il y a également ceux qui refusent de voir l’Algérie sombrer dans l’élimination de toute liberté et le massacre des citoyens qui rejettent la marche vers la régression. Dans ce dernier camp, il y a de tout, des partisans du capitalisme revêtu de la feuille de vigne "démocratique", des éléments qui n’ont pas encore opté pour un système social précis mais jugent que le plus urgent est de barrer la route au FIS en faisant appel à la mobilisation du maximum de citoyens en concertation avec l’intervention de l’armée.
Les gens du FIS sont convaincus que le pouvoir n’est plus qu’à ramasser. Hachani, qui a pris la tête du FIS après l’arrestation de ses deux principaux chefs lors de la mise en échec de l’insurrection avortée de juin 1991, est enivré par la radieuse perspective de le prendre dans moins de 15 jours par la voie des urnes. Il scande devant la foule défilant à ses pieds à Tizi Ouzou un anagramme qui résume en deux syllabes glaçantes les vues du mouvement obscurantiste : "FIS-SIF" ( SIF = sabre).
Pour tous les courants de la société qui tiennent à la sauvegarde des libertés démocratiques la marche programmée par le FFS doit être transformée en marche contre l’avènement d’un Etat théocratique et obscurantiste. Le processus électoral ne doit pas servir à porter au pouvoir le parti qui ne cache pas son projet d’abolir ces libertés, d’utiliser la démocratie pour supprimer la démocratie. Une bonne partie du FFS partage ces inquiétudes.
Aït Ahmed refuse d’affronter la déferlante intégriste
A la veille de ce 2ème tour des élections législatives, il est considéré comme le dernier recours contre la vague déferlante intégriste. Il est interpellé par les courants anti-intégristes pour qu’il pèse de tout son poids afin d’enrayer le processus mortel. Beaucoup croient encore que de par son attachement proclamé à la démocratie il laissera de côté ses ressentiments personnels et prendra la tête d’un front contre l’avènement de l’Etat théocratique. Ils seront cruellement déçus. Refusant de tenir compte des réalités concrètes, il met sur le même plan le FIS et ceux se dressent devant cette organisation rétrograde. Il s’en tient à la formule abstraite de « Ni Etat policier, ni Etat intégriste ». Il ne voit pas les contradictions concrètes qui agitent cet Etat sur les questions démocratiques et il ignore la convergence qui se cristallise entre son courant anti-intégriste et les courants politiques opposés à la théocratisation de la société. Enfermé dans une vision formaliste de la démocratie, son attention focalisée sur le seul jeu trouble d’une fraction du régime manœuvrant dans l’ombre pour préserver ses intérêts mafieux, il ne semble pas mesurer que son attitude donne des ailes au FIS mais aussi à tous les mouvements qui instrumentalisent l’Islam pour instaurer leur dictature à l’image du régime iranien ou des monarchies du Golfe.
Il tourne le dos aux inquiétudes d’une grande partie de la société qui, malgré ses contradictions sociales et idéologiques, s’accorde à barrer la route au FIS, Aït Ahmed fait le jeu de ce dernier en appelant à mener le processus électoral à son terme. Il a obtenu 22 sièges et escompte envoyer à l’assemblée un total de 40 députés à l’issue du 2ème tour. Il s’intoxique politiquement en pensant que ses députés en alliance avec ceux du FLN - qui n’a remporté que 15 sièges -pourront mettre en échec le programme des intégristes. Il se fait des illusions sur la position des élus du FLN. Le duo Hamrouche-Mehri qui le conduit est fermement décidé à collaborer avec les islamistes.
La théorie de la nécessité de passer par une « régression féconde » est opportunément élaborée par Lahouari Addi, un universitaire algérien qui observe de très loin les événements, bien à l’abri dans son "laboratoire" mobile entre les USA et la France. Elle séduit un certain nombre de gens qui n’ont pas tiré les enseignements de l’exemple iranien. Le roi du Maroc et les socialistes à la Youssoufi y souscrivent avec la malice mauvaise que l’Algérie serve de laboratoire à la "solution islamique". Ils espèrent que la stratégie de Chadli et de ses alliés du FIS, que ce dernier parvienne au pouvoir ou en soit privé d’accès, plongera l’Algérie dans d’atroces conflits et la régression économique.
La marche draine une immense foule sur des objectifs contradictoires. Aït Ahmed interprète cette manifestation comme un soutien à ses positions personnelles et à la disqualification de ses rivaux du RCD et néanmoins anciens admirateurs et compagnons de route déçus. La quasi-totalité des manifestants ne se sentait en aucune façon concernée par ces petits calculs. Elle avait en réalité marché, non en faveur de l’un pour marquer son opposition partisane à l’autre, mais uniquement contre l’avènement d’un Etat théocratique. La marche a résonné comme un puissant appel à empêcher par tous les moyens le FIS de se servir de ses résultats électoraux pour instaurer sa dictature.
Elle a ouvert la voie à la légitimation de l’arrêt du processus électoral par le départ de Chadli le 11 janvier de cette année 1992.
Les socialistes français soutiennent les positions d’Aït Ahmed
Mitterrand condamnera l’interruption du processus électoral avec la promptitude et l’arrogance du chef d’une puissance impérialiste qui se trompe de pays en confondant l’Algérie avec un vassal de la Françafrique. Il somme les nouvelles autorités de reprendre le cours des élections. Curieuse dichotomie entre les idéaux et les actes : le parti d’Aït Ahmed a adhéré à l’Internationale socialiste grâce au soutien des socialistes français et passé l’éponge sur le fait que ces derniers ont brillé par leur répression féroce de la lutte de libération, qu’ils n’ont jamais désavoué leur lourd passé de parti social-impérialiste. Et qui continuent sur cette voie en s’ingérant violemment dans les affaires des peuples pour imposer à leur tête des dirigeants dociles. Le FLN, qui a renié lui aussi avec le combat anti-impérialiste, s’en est vu octroyer le statut de membre observateur.
Les USA qui ont toujours soutenu les mouvements obscurantistes afin de détruire les mouvements anti-impérialistes dans les pays arabes et musulmans regardent avec sympathie le FIS. Ils accordent l’asile politique à un de ses dirigeants, Anouar Haddam. A partir de ce pays, celui-ci exprimera publiquement son appui à l’assassinat des intellectuels. La Rand corporation remet au gouvernement américain un rapport dont l’idée directrice est la justification de l’insurrection du FIS et l’inéluctabilité de sa victoire. La France, l’Angleterre, le Canada, deviennent des terres d’asile pour nombre de militants du FIS. Rabah Kebir est en Allemagne. Tous propagent les mensonges sur la responsabilité de l’armée dans les massacres qui ensanglantent le pays et la légitimité du recours du FIS au terrorisme pour éliminer ses adversaires.
Le soutien d’Aït Ahmed à la « Plate-forme » de Rome encourage le terrorisme obscurantiste
Elle est élaborée sous la houlette de la communauté catholique de Sant’Egidio. Elle servira de couverture politique internationale à la réhabilitation du FIS. Elle est signée par ses représentants en janvier 1995 dont ce fameux Haddam. Ils feignent de se reconvertir en adeptes de l’alternance politique et de la liberté de confession. Oubliée "la démocratie kofr" ! L’essentiel est pour eux de lancer une campagne internationale pour contraindre les responsables de l’interruption électorale, absents et opposés à cette rencontre mystificatrice, à lever le dispositif politique et militaire qui leur a barré la route vers le pouvoir. Des milliers de citoyens qui ont commis le crime de refuser l’Etat théocratique sont mis à mort. Les policiers et les militaires tombent tous les jours comme des mouches. Des centaines d’intellectuels sont assassinés. De grands hommes de culture connus pour s’être toujours positionnés du côté des travailleurs et des paysans, des syndicalistes sont abattus : Alloula, Medjoubi, Tahar Djaout, Mekbel, Chergou, etc. Le professeur Stambouli de l’Université de Tizi Ouzou, Djebaïli, recteur de l’Université de Bab Ezzouar, le professeur Fardeheb d’Oran, sont tués sur le chemin qui les mène au lieu où ils diffusent leur savoir. Les chefs du FIS justifient leurs crimes : "la plume des intellectuels est plus acérée que le révolver". Anouar Haddam a légitimé les crimes à partir de son lieu d’asile sans qu’il soit expulsé ou inquiété. Il a signé la plate-forme de Rome avec la satisfaction que la communauté de Sant’Egidio a donné sa bénédiction aux actions du FIS.
Au nom d’une illusoire promesse de retour à la paix, sans que le FIS ne soit militairement défait, Aït Ahmed y appose lui aussi sa signature. C’est au fond la seule qui compte pour les tireurs de ficelle. Elle côtoie celles de personnalités symbolisant le règne du parti unique qu’il a combattu : Ben Bella et Mehri. Louisa Hanoune qui a toujours pratiqué la recherche du dialogue avec les chefs du FIS sert elle aussi de caution de gauche à la manœuvre. Les dirigeants du FIS ont inculqué à leurs troupes fascistes l’idée que la "guerre est ruse" pour parvenir à leurs fins. Elles ne doivent donc pas se laisser décontenancer par les discours démagogiques à géométrie variable de leurs dirigeants ni par les initiatives tactiques menées en compagnie de "mécréants". Le mouvement fasciste se voit décerner un label international de parti démocratique. Il s’en servira pour se présenter sous l’image d’un mouvement politiquement respectable mais contraint malgré lui à la légitime défense face à la « violence du régime » - le terme "terrorisme" étant banni du vocabulaire - et uniquement pour rétablir le « choix du peuple ».
Leur duplicité semble échapper à la logique d’Aït Ahmed. Malgré sa finesse politique, ou à cause de son obsession des militaires, pris en bloc, qui lui fait perdre tout sens des exigences cruciales du moment, il se fait manipuler par de plus jeunes que lui. En l’espace de quelques mois, ils sont devenus experts dans l’art de dire une chose, de penser et de faire le contraire.
Une fois de plus il a manqué à l’angélisme démocratique d’Aït Ahmed la connaissance concrète de la réalité brutale d’un islamisme décidé à réaliser son modèle de société quitte à "éliminer deux tiers de la société pour en sauver le troisième". Ce programme funeste est connu de tous. Ali Belhadj l’a inlassablement martelé dans ses innombrables prêches.
Les représentants du FIS dans les capitales des pays impérialistes sont les précurseurs des propagandistes de Djebhat En-Nosra, Djeich el-Islam en Syrie.
Curieusement les "démocrates" algériens anti-Assad ont oublié la manœuvre médiatique du FIS à Rome, dont ils dénonçaient la duplicité 20 ans avant. Ils semblent souscrire à l’idée que ce qui était mauvais pour nous est bon chez les autres. A moins que cette hostilité ne soit dictée, du moins chez certains d’entre eux, par le désir de plaire aux impérialistes de France et des USA.
La position d’Aït Ahmed sera systématiquement invoquée pour justifier par la suite les pressions des puissances étrangères en faveur du retour du FIS dissout sur la scène politique.
La solidarité internationale des forces démocratiques dans le monde avec les citoyens algérien en lutte contre l’intégrisme se manifestera dans des conditions difficiles. S’appuyant sur les positions d’Aït Ahmed, les socialistes français et toute l’Internationale socialiste mettent en ordre de bataille leurs médias et leurs organisations satellites pour discréditer cette résistance. Ils font passer le mot d’ordre de constitution d’une Commission d’enquête internationale.
Les bourreaux intégristes et leurs victimes ainsi que ceux qui les combattent sont mis sur le même plan. Mais c’est plus grave. Dans les faits, la campagne vise à paralyser toute résistance à l’obscurantisme, à discréditer les groupes populaires d’auto-défense armés, péjorativement étiquetés comme milices du régime dans les écrits du FFS à l’étranger, à désagréger les rangs de l’armée en faisant planer la menace de déférer les militaires devant un Tribunal pénal international. Les nostalgiques du colonialisme se frottent les mains. Ils croient que l’Algérie est en voie de désintégration. La gauche "bobo" et paternaliste se prévaut de son ancienne amitié du temps de "la guerre d’Algérie". Elle veut dicter à l’Algérie la conduite "démocratique" à suivre. Elle enrage de ne pas réussir à faire passer les dirigeants du FIS pour de doux agneaux simplement révoltés par la corruption du régime.
En France, l’Humanité, les communistes, dans ou hors du PCF, la CGT, les universitaires rassemblés autour du professeur Bourdieu dans le CISIA ont immédiatement saisi les enjeux. L’hebdomadaire Marianne se joint au combat pour rétablir la vérité. Ils mènent un travail de clarification qui se heurte surtout au travail de brouillage effectué par des propagandistes du FFS à l’étranger. Ces propagandistes sont en déphasage total par rapport à l’opinion de leurs camarades qui vivent en Algérie et subissent la terreur répandue par les hordes criminelles du FIS au même titre que tous ceux qui refusent leur conception rétrograde du monde. Ils souhaitent au plus profond d’eux-mêmes que l’armée arrive à les briser. Sous la pression des agitateurs du « qui-tue-qui », une expression qui dédouane les intégristes de leurs crimes en les imputant à l’armée, il se constitue un « panel international ». Il a pour mission de se rendre en l’Algérie afin de remettre à l’ONU un rapport qui doit faire la lumière sur les accusations visant les forces engagées dans la lutte l’intégrisme.
Cohn-Bendit en fait partie. Il n’a en tête que de tenter de réhabiliter Ali Belhadj. Il exige des autorités qu’elles le laissent entrer dans sa cellule afin soi-disant d’amorcer une négociation pour "mettre fin aux affrontements". Le but inavoué de ce boutefeu de toutes les entreprises impérialistes dans le monde sous l’affublement de la "gauche contestataire" soixante-huitarde est clair : aider le FIS à surmonter sa démoralisation, à prendre le pouvoir, avec pour résultat la destruction du pays. Ainsi les nostalgiques de l’Algérie française auront réussi à prendre leur revanche. Mario Soarès et Simone Weil comprennent les enjeux face à la menace que représente l’instauration d’un Etat théocratique en Algérie. Ils neutralisent la manœuvre. Le rapport n’ira pas dans le sens des propagateurs du "qui-tue-qui".
L’opération échoue. Le "Contrat de Rome" sera enterré. Au moins sur la forme.
Sur le plan militaire les groupes et les maquis terroristes du FIS sont anéantis les uns après les autres. L’action conjointe de l’armée et de dizaines de milliers de membres de groupes populaires d’auto-défense leur a infligé une lourde défaite. Beaucoup de ceux qui les avaient soutenus se détournent d’eux après les massacres perpétrés. Mais le climat de pression et de blocus instauré sur instigation des socialistes français et relayé par les partis de l’Internationale socialiste n’est pas sans impact sur l’évolution interne. Les fractions centristes du régime, celles qui dès le départ cherchaient un compromis avec le FIS pour orienter la pointe de ses attaques vers les forces démocratiques, parviennent à devenir dominantes dans le rapport des forces internes du pouvoir. Zeroual démissionne de façon inattendue en septembre 1998. Un accord a été conclu dans son dos par une partie du pouvoir avec une fraction du FIS, l’Armée Islamique du Salut, et la situation économique devient très tendue suite à une nouvelle chute du prix du pétrole conjuguée aux effets néfastes de l’application des accords passés avec le FMI en avril 1994.
L’élection présidentielle anticipée d’avril 1999
Une élection présidentielle anticipée doit se tenir. Bouteflika est appelé par les "décideurs" du régime à lui succéder. Il avait déjà refusé en janvier 1994 de prendre le relai du Haut Comité d’Etat dont le mandait était arrivé à terme. Le HCE, coiffé à l’origine par Boudiaf assassiné en juin 1992, était engagé dans une lutte à mort contre les groupes terroristes du FIS. Ceux qui ont de nouveau opté pour le recours à Bouteflika ont pensé qu’il convenait le mieux à la nouvelle situation et à leurs calculs. Rompre le blocus en mettant à profit ses connaissances diplomatiques internationales et son habileté politique, exploiter son image d’homme totalement acquis aux règles du libéralisme économique, d’ami des grands diplomates US et des émirs du Golfe. Et jouir, dans la tranquillité retrouvée, des fruits illicites de la libéralisation et de l’accaparement des richesses du pays en concédant leur part, pour les neutraliser, à ceux qui avaient pris les armes pour prendre le pouvoir. Tels sont les objectifs cachés de l’opération. L’homme du recours en dernière instance leur donnera cependant du fil à retordre sitôt installé aux commandes, refusant le statut de « trois-quarts de président ». Mais avant cela il faut réussir l’opération en la revêtant de la légitimité des urnes après avoir pris soin d’empêcher la survenue d’une personnalité imprévue qui compromettrait la réussite de leur plan.
L’élection annoncée suscite des espoirs dans le camp des personnalités opposées au pouvoir. Aït Ahmed décide de présenter sa candidature. Des hommes dont le parcours politique est étroitement lié au système vont eux aussi se jeter dans la bataille pour mesurer leur influence. Sifi, Hamrouche et, surtout, Taleb, sont de la partie.
Hamrouche a peu de chances de l’emporter. Il est discrédité par son passé de chef du protocole de Chadli puis de "père" des réformes économiques qui ont créé le chaos et mis le pays à genoux, de chef d’un gouvernement qui a toléré l’occupation des places par le FIS.
Taleb, L’hebdo-libéré de Mahmoudi l’avait qualifié dans sa Une en 1992 de "vrai chef politique du FIS". Il est en 1999 la personne qui peut être agréée par un large spectre de forces, depuis des franges du régime, jusqu’aux fractions conservatrices de la société, en passant par des pans entiers du FIS qui jugent que cet islamiste "soft" en costume-cravate peut servir leurs plans. Bouteflika et Taleb étaient-ils les deux cartes du jeu des centristes du pouvoir ? A l’inverse, une victoire d’Aït Ahmed, à supposer qu’il eût réuni autour de son nom un nombre majoritaire de voix, n’est pas désirée, parce qu’elle relancerait inévitablement le Contrat de Rome. Elle encouragerait les partisans défaits du FIS à relever la tête.
Le compromis échafaudé par les "centristes" sera fixé dans le texte de la Concorde nationale que Bouteflika fera approuver par référendum en septembre. Son contenu essentiel consiste dans l’arrêt des combats et l’abandon des poursuites contre les "repentants", l’interdiction de toute activité politique de ceux dont les "mains sont tachées de sang".
A quelques jours du scrutin, la rumeur colportée par la presse fait état de la décision des chefs de l’armée de faire passer coûte que coûte Bouteflika. Les autres candidats décident au dernier moment de se retirer de la course à la présidence, persuadés par cette rumeur que leur rôle était purement décoratif.
Aït Ahmed se retrouve avec d’anciens hommes du "système" à disqualifier l’élection. Il côtoie dans sa démarche Taleb, l’homme qui de 1965 à 1988 n’a jamais brillé par son attachement aux libertés démocratiques mais a joué un rôle important dans la montée de l’islamisme réactionnaire dans la société, un de ceux dont le dédain viscéral de tamazight avait contribué à alimenter toutes les frictions avec la population de la Kabylie.
Bouteflika "gagne" l’élection. Le 15 avril 1999, il accède à la présidence en portant le discrédit qui l’a entachée. Mais l’homme va très vite l’effacer en se présentant comme celui qui aura réussi à ramener la paix, faisant oublier que cette "paix" est le fruit d’une mobilisation populaire et d’une lutte sans merci contre les hordes armées du FIS.
La campagne électorale aura été politiquement truquée. Le débat tourne à vide, de façon stérile, sur "l’honnêteté" ou non du déroulement du scrutin. Les vrais problèmes ne sont pas abordés : les questions économiques et sociales, la destruction des acquis du développement économique par la politique de libéralisation, la constitution de richesses mafieuses grâce à l’ouverture du commerce extérieur et à la subtilisation de l’argent du pétrole, désormais refusé aux entreprises publiques de production, les inégalités sociales accrues par le vol des biens de la nation, la nécessité d’empêcher l’accès au pouvoir des forces de la dictature théocratique, les ingérences extérieures.
Malheureusement, Aït Ahmed, l’opposant irréductible au "système", n’aura contribué ni à la mise en échec de l’arrangement entre le FIS et la fraction "centriste" du régime, ni à la clarification des enjeux de classe, nationaux et démocratiques. Il ne le pouvait pas. Il était trop engagé dans la manœuvre de Sant’Egidio, trop lié par ses alliances avec les socialistes français. Et, sur le plan économique, il est au fond un social-démocrate de l’ère de la "mondialisation". Il croit au mythe trompeur de l’intégration "positive" dans la "globalisation". Dit crûment, il accepte la subordination à la domination impérialiste, les lois du régime capitaliste et de ses inégalités insurmontables. Il n’y a donc là objectivement aucune contradiction fondamentale entre le projet de l’illustre disparu et celui que Bouteflika met en œuvre par petites touches en alternant, avec un art consommé de la tactique, avancées dans cette direction, pauses et reculs préludant à la grande offensive anti-sociale "enfin" engagée par la Loi de Finances complémentaire de 2015 et la Loi de Finances 2016. L’affrontement n’aura consisté, sur fond de rivalités de personnes exacerbées, qu’en un conflit entre deux méthodes, deux voies, deux perceptions de l’organisation de la vie politique pour consolider les bases du capitalisme algérien dominé et dépendant.
Le but de sa vie s’est polarisé sur l’élimination des militaires de la vie politique. Il a transposé à l’Algérie une approche et des clivages formels qui se sont imposés dans les pays capitalistes dominants dans des conditions historiques données de l’évolution des formes de l’exercice de la domination de la bourgeoisie. Cette approche est en décalage par rapport aux besoins historiques d’un pays qui doit se défendre contre leur ingérence en mobilisant toutes ses forces, qu’elles soient civiles ou militaires, autour d’un programme d’édification d’un Etat démocratique à bases sociales populaires en rupture avec la domination capitaliste-impérialiste.
Sans conteste, les larmes qui ont coulé des yeux des dignitaires du régime, actuels ou anciens, sont des "larmes de crocodile". Mais pas que cela. Elles expriment de façon virtuelle la tendance à des reconversions dans les méthodes de direction politique. Les chefs militaires qui tenaient à participer à la définition des lignes de conduite des appareils d’Etat, au même titre que le président de la République, ont été éliminés. Après Aït Ahmed et Bouteflika, il n’y aura plus dans l’armée de représentants de la "légitimité historique" auréolés du prestige, vrai ou surfait, de leur participation à la guerre de libération et pourvus d’un pouvoir de décision hors de tout contrôle institutionnel. Les nouvelles fortunes vont devoir transposer dans la vie politique leurs rivalités économiques. Avec cette lourde particularité d’un capitalisme dépendant - construit d’en bas mais aussi et surtout d’en haut - que leur force est intimement liée à leurs attaches avec les appareils d’Etat civils et militaires et que ces attaches ne seront jamais rompues, sauf en cas de puissant mouvement populaire qui contraindrait les hauts responsables à plus de réserve formelle. Autant dire que la stabilité dont a besoin le régime capitaliste en cours de consolidation pour garantir sa reproduction n’est pas pour demain même si les hommes influents du moment prétendent aujourd’hui se reconnaître dans la défense du "pluralisme" et de la « démocratie » incarnée par Aït Ahmed.
C’est tout un symbole que le FFS ait prévu de confier l’oraison funèbre à Hamrouche, l’homme qui avait été chargé de lancer les "réformes économiques" pour consolider les positions des nouvelles classes possédantes en tentant de réformer le système politique.
Par l’ambivalence de ses positions, le dernier des "9" continuera de susciter des interprétations contradictoires de ses intentions et des répercussions de ses convictions intimes sur la vie politique réelle.
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Zoheir BESSA -
10 janvier 2016
[1] Et si toute l’Algérie avait été la Kabylie ?, in Le Soir d’Algérie du 4 janvier 2016.
Au tout début des années 1980, le journal du parti unique, El Moudjahid, avait propulsé Boukrouh sur le devant de la scène politique. Il lui avait ouvert en grand ses colonnes pour dénigrer les options des années 1970, sans risque de droit de réponse. Boukrouh avait mis sa plume corrosive au service de la libéralisation économique, que le régime de Chadli ne pouvait pas encore défendre ouvertement. Il attaquait les conquêtes sociales des travailleurs qu’il qualifiait de façon insultante de « socialisme de la mamelle ». En octobre 1994, Boukrouh, très apprécié par la TV du pouvoir, avait tout simplement réclamé l’instauration d’un état de siège économique pour briser toute opposition à l’application des mesures anti-populaires et anti-nationales prévues dans les « réformes ». Le pouvoir n’eut pas besoin d’aller jusqu’à cette extrémité. Le terrorisme s’en chargea en décapitant les forces populaires.
Boukrouh s’emploie ces derniers temps à réhabiliter Malek Bennabi jadis rejeté par le mouvement national pour sa théorie de la « colonisabilité » qui justifiait objectivement le colonialisme n’en déplaise à son disciple qui fait croire aujourd’hui le contraire. Très estimé par les courants réactionnaires, le maître à penser de Boukrouh tenait une chronique régulière dans l’hebdomadaire « Révolution africaine », avec les encouragements de Kaïd Ahmed, responsable du parti unique, quand les étudiants réfractaires à la nouvelle « colonisabilité » se battaient contre les tentatives de caporalisation de l’université.
[2] Cf témoignage de Mohamed Saïd Mazouzi, dans J’ai vécu le pire et le meilleur, Mémoires, Casbah Editions, 2015, pages 273-274.
[3] Il est assassiné en octobre 1970 à Francfort, en Allemagne, dans des conditions demeurées énigmatiques. Le crime est, sans preuves, imputé au régime de Boumediène par ses opposants, bien que l’ancien ministre des Forces armées du GPRA ne représentât plus aucun danger politique pour celui que des millions de personnes accompagneront avec ferveur et tristesse au cimetière d’El Alia en décembre 1978.
[4] « Miraculeusement », l’expression équivoque est de Taleb Ahmed. Dans son hommage à Aït Ahmed il a étrangement oublié qu’il fut le ministre qui à l’époque de Boumediene tentait de verrouiller la vie intellectuelle - le plus souvent vainement car il se heurtait à une forte résistance des milieux progressistes - et à contrarier les vues d’une aile gauche du pouvoir en pleine évolution idéologique. Celui aussi qui, en sa qualité de ministre de l’Information, manipula la retransmission du grand débat populaire de mai-juin 1976 sur le projet de Charte Nationale. Il sélectionnait des extraits tendant à transformer en épouvantail les interventions en faveur de la reconnaissance de l’amazighité passée sous silence dans la Charte. Pour éluder le débat sur le contenu social de la Charte, Taleb cherchait à faire peur à la population. Il fit tout pour lui suggérer que l’unité du pays était menacée par cette revendication. En même temps, il falsifia complètement le contenu des débats. Il mit en exergue les quelques interventions visiblement coordonnées et concertées avec l’aile réactionnaire du pouvoir sur l’opposition entre Islam et socialisme.
Par son jeu, il avait sonné le signal d’une contre-offensive de la droite du régime sous le voile de l’Islam pour bloquer toute évolution sérieuse en faveur du socialisme, pour briser net toute tentative de Boumediene de donner suite à la revendication de l’épuration des appareils d’Etat des affairistes qui sabotaient les mesures positives, pour l’empêcher d’opérer sa jonction organique avec le peuple et faire capoter le projet inscrit dans la Charte de « front patriotique révolutionnaire », à côté du FLN. Aux quatre coins du pays, les masses populaires avaient réclamé avec force l’épuration. Taleb avait pris soin d’interdire la diffusion de cette revendication unanime. Plus tard, après la mort de Boumediène, lors du meeting du 1er mai 1979 dans la salle pleine à craquer d’El Harcha, les syndicalistes l’avaient rappelée. S’adressant à Chadli qui avait substitué son mot d’ordre de « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut », à celui de Boumediene - « engagement, intégrité, compétence » - ils scandaient à gorge déployée : "Saffi, Saffi, ya Chadli !" (Chadli, nettoie, nettoie !). Il se mit en effet à faire le nettoyage, mais ce fut celui des syndicalistes !
Avec Chadli à la tête du pays, la droite du pouvoir venait de faire un coup d’Etat silencieux contre les grandes options progressistes transcrites, malgré des compromis, dans la Charte Nationale de 1976 par l’alliance peuple-gauche du régime.