Education nationale : les enjeux de l’offensive rétrograde contre tout débat sur la rénovation de l’Ecole

jeudi 3 novembre 2016
par  Alger républicain

Les courants drapés sous la bannière de l’Islam sont en pleine campagne pour bloquer toute discussion sur la rénovation de l’Ecole. Les regards des partis islamistes et aussi de syndicats d’enseignants qui, à l’instar du Cnapest, masquent leurs objectifs rétrogrades en exploitant les revendications sociales de la corporation, sont braqués sur la place à accorder à l’enseignement de la langue française. Comme si cette question et non celle du contenu même de l’enseignement devait être considérée comme la question centrale. L’Imam de la mosquée Emir Abdelkader de Constantine, imam en principe placé sous la tutelle de l’Etat, a apporté dans le prêche de vendredi dernier sa contribution à l’escamotage du problème de l’Ecole. Il a stigmatisé ceux, et notamment les représentants de l’Etat, qui parlent dans une langue autre que celle du Coran, allant jusqu’à les avertir qu’ils subiront … le châtiment de Dieu s’ils continuent à se mettre ainsi hors de sa voie !

C’est dire avec quelle force s’exerce la pression des couches fermées à tout débat sur le rôle de l’Ecole dans la construction des fondements d’une société apte à assimiler pleinement les acquis de la civilisation universelle et à développer l’esprit critique des citoyens vis-à-vis de tout pour aller de l’avant. Leur offensive indique à quel point ces couches rétrogrades constituent un frein à tout processus pouvant conduire, indépendamment de la vision des classes possédantes et dirigeantes réactionnaires, au raffermissement de l’indépendance économique, technique et scientifique du pays face aux puissances impérialistes qui régentent les peuples.

Déjà, en juin dernier, la divulgation des sujets du baccalauréat à grande échelle a été une indication concrète de la capacité de ces courants conservateurs à miner les bases les plus élémentaires du système éducatif et de l’éthique pour faire obstruction à tout effort de réflexion.

Pourquoi déstabiliser l’enseignement plutôt qu’une autre institution ? Quelles en sont les raisons, quels sont les objectifs ?

L’Education nationale est la cible d’attaques répétées et ce n’est pas la première fois qu’un tel événement est intervenu. En 1992, une situation similaire avait été orchestrée.
L’enseignement et l’éducation nationale sont un lieu privilégié des luttes idéologiques.
Souvenons-nous des débats houleux et virulents qui avaient été déclenchés quelques années seulement après l’indépendance à propos du choix de la langue d’enseignement et des luttes puissantes qui avaient été menées. L’influence de Taleb Ahmed avec sa théorie des « constantes nationales » a causé des dégâts énormes dans le système éducationnel. Cette théorie érigée en fondement idéologique de la société a servi de base à la falsification de l’histoire nationale récente et lointaine.

Le débat sur le rôle de l’Ecole dans l’édification d’une nation moderne et indépendante, tel qu’esquissé dans les discours de Boumediène ou dans la Charte Nationale de 1976 a été ainsi étouffé. Les courants rétrogrades encouragés par les positions de Taleb ont détourné le contenu du débat sur la question du remplacement de la langue française par la langue arabe, remplacement effectué de façon précipitée et non réfléchie, sans moyens didactiques, pédagogiques, sans lien aucun avec la finalité du système éducatif en relation avec la réalité économique.

Taleb Ahmed et ses émules avaient mis en place les bases idéologiques qui ont miné le système éducatif, notamment dans les matières structurant en profondeur la conscience de l’enfant, telles que l’histoire, la philosophie, les sciences humaines, sans même parler des sciences biologiques et celles qui ont trait aux acquis des disciplines scientifiques sur l’origine de l’espèce humaine, etc.

En 1976 et devant l’ampleur des dégâts et un système devenu verrouillé, le président Boumédiène avait dû intervenir. Il fit appel à Mostefa Lacheraf.

Mostef Lacheraf relate avoir hérité d’un ministère vide. Tous les dossiers avaient disparu et il fallait tout recommencer à partir de rien … dans les bureaux et sur le terrain.

Il raconte qu’à l’occasion d’un déplacement dans une localité à l’intérieur du pays, il fut accueilli par une centaine de collégiens armés de gourdins et de barres de fer, décidés à le mettre en pièces !

Présenté par les commanditaires de l’opération comme étant un élément de « hizb frança », il réussit à renverser la situation en expliquant à ces jeunes têtes embrigadées leur véritable histoire.
Mais Lacheraf ne tint pas longtemps devant la campagne menée contre son projet. Il est vrai que, mû par une vision académique indifférente aux exigences de la lutte politique immédiate pour isoler les réfractaires, il commit une grave erreur tactique qui mit en difficulté Boumediène. C’est ce que raconte le regretté Mazouzi dans ses mémoires.
Suivront dans la lignée de Taleb des ministres qui ont ruiné davantage le système : Mehri, Kherroubi. Bizarrement Mehri est un personnage adulé par des cercles qui se réclament de la démocratie. A sa mort ElWatan avait regretté sur sa Une la disparition d’un « monument » de l’Algérie contemporaine !

L’éducation nationale a été et est le théâtre des enjeux idéologiques et pour cause ! Car c’est là que l’on forme les Algériens d’aujourd’hui et de demain. C’est dans le système éducatif que se cristallisent l’idéologie de la classe dominante, de même que sa forme : rétrograde-obscurantiste ou moderniste. Les contradictions socio-économiques se reflètent dans l’affrontement ouvert ou latent entre les idéologies féodalo-bourgeoises et l’idéologie portée par les représentants du prolétariat révolutionnaire pétri dans les acquis les plus positifs de la civilisation et en lutte contre l’influence des idées réactionnaires véhiculées en son sein.

C’est là aussi, dans le système éducatif, que l’idéologie des classes exploiteuses entreprend de formater les têtes pour tuer dans l’œuf l’acquisition par les enfants du peuple de cette conscience de classe prolétarienne. Dans l’Algérie capitaliste dépendante de maintenant des luttes idéologiques à contenus contradictoires se superposent. Le conflit le plus visible en ce moment est celui qui oppose deux courants existants au sein des classes possédantes. L’un, animé par le but d’assurer le progrès de la société, recherche de façon illusoire la meilleure insertion possible dans le système bourgeois-impérialiste mondial, qu’il soit occidental ou ressourcé dans l’héritage de la libre pensée arabe des premiers siècles de la civilisation arabo-musulmane. L’autre est rétrograde de bout en bout. Face au rejet par les masses populaires de l’émergence fracassante des nouvelles classes dominantes, Il croit trouver la meilleure garantie de la consolidation et de la légitimation de leurs intérêts du côté de l’usage systématique d’une interprétation rétrograde de la religion dans le formatage des consciences*. L’instrumentalisation de la religion devrait bloquer dès l’enfance l’affirmation de tout esprit critique susceptible de déboucher sur le questionnement même de la légitimité des intérêts et des positions de ces classes. Les prêches religieux insistent de plus en plus sur le caractère soi-disant divin de l’inégalité de classes entre les hommes. Et certains représentants même de la bourgeoisie dite moderniste se félicitent de ce que le cours actuel dominant des prêches dans les mosquées rompt avec celui qui était développé dans les années 1970 par des hommes du culte contre les possédants et les inégalités sociales. Grime, chroniqueur économique de Liberté et partisan acharné du capitalisme ultra-libéral, laisse éclater sa joie de voir la mosquée se joindre au travail d’extirpation de la mentalité socialiste et de légitimation de la « richesse » d’une minorité.

L’un des rôles que doit assumer le système éducatif est la construction du citoyen comme facteur actif et positif d’évolution avec son corollaire : la nation en tant qu’étape historique progressive.
Mais dans son fonctionnement actuel, le système éducatif façonne des zombies qui ne préparent pas leur vie et leur avenir, ni d’ailleurs celui de la nation, mais prétendent travailler pour l’au-delà. En fait, cet « au-delà » a pour but de leur dicter leurs relations sociales et politiques dans le monde bien matériel de leur vie d’ « en bas ». L’élève malléable est façonné et pétri dans des idéologies enseignées 7 heures par jour durant qui l’éloignent de sa réalité et de la réalité. Fluides au début, les instruments idéologiques vont progressivement coaguler dans les jeunes esprits au fur et à mesure et ceux-ci les distilleront à leur tour dans leur entourage immédiat, la famille notamment si celle-ci n’est pas assez cultivée. L’enseignant réactionnaire, également, n’est pas en reste et jouera le rôle de directeur de conscience. Il va contrôler la société par l’intermédiaire de l’élève qu’il charge de lui dévoiler les « déviations » de ses parents, voisins, amis, etc.
On arrive ainsi à obtenir une société soumise à une idéologie conservatrice et réactionnaire.
Les citoyens de demain produits par l’école seront des petits soldats aux ordres de l’ordre établi, ils prolongeront leur perception de la vie sociale et économique selon les préceptes de la non contestation.
Ils seront des cadres soumis à la hiérarchie et reproduiront inlassablement le système des puissants intouchables contre le reste des Algériens qui galèrent.

Ils seront les travailleurs, ouvriers, contremaîtres, employés, vendeurs, serveurs, dans des entreprises où l’on va savamment instrumentaliser l’Islam dans le système de la culpabilité mystique et de la promesse du paradis en récompense pour les « bons comportements » conformes aux modèles façonnés par ces prédicateurs.
Les préoccupations permanentes se cristalliseront jusqu’à l’obsession sur le supposé « bon » musulman et le « mauvais », lequel sera livré à la vindicte populaire avant même le jugement dernier ; sur la manière d’être un « bon » musulman, sur comment observer de la meilleure manière l’esprit dit orthodoxe de l’Islam, sur qui est le plus proche de la sunna, du wahabisme, sur la tenue vestimentaire qui s’en rapproche le plus, sur la façon de faire la prière, etc.

Débats sans fin et dont le but est de détourner les exploités des luttes sociales. Ne voit-on pas déjà des patrons jeter l’anathème sur ceux de leurs employés qui réclament leur enregistrement à la sécurité sociale, sous l’argument que celle-ci est une « bidaa » des mécréants ? Que la solidarité est soumise à la seule manifestation de la « piété » du patron, autrement dit à son bon vouloir ? Qu’après tout, n’est-ce pas que seul Dieu a pouvoir de punir dans l’au-delà le patron qui n’aura pas observé le principe de la solidarité ?

Le régionalisme et le séparatisme sont également des armes utilisées dans cet objectif : les comparaisons et conflits entre kabyles, arabes, chaouis, participent de cette stratégie de déviation du cours de l’histoire comme si l’on déviait le cours d’une rivière pour éviter les crues.

Et c’est là que devrait échouer la lutte des classes. Mais si elle est déviée de son cours historique, elle ne l’est que pour un temps seulement. Il n’est dans le pouvoir d’aucune force possédante d’empêcher l’expression des conflits sociaux, quand bien même elle tenterait de mobiliser le « sacré » pour perpétuer son ordre révolu. Toute l’histoire du monde arabo-musulman des débuts à maintenant le montre de façon éloquente.

C’est ainsi que toute volonté de secouer le système statique et rigide de l’enseignement inquiète au plus haut point la bourgeoisie qui emploie tous les moyens afin de faire avorter le moindre indice d’avancée ; alors même que sa « progéniture » est inscrite dans les établissements scolaires et universitaires américaines ou européennes.

La distribution des sujets du bac sur les réseaux sociaux a été un élément supplémentaire de déstabilisation de l’Etat, déjà en mauvaise posture en raison de sa politique sociale et économique. Il est donc davantage fragilisé d’autant qu’il est attaqué par ses propres agents qui vivent et agissent en son sein.

En ces temps d’offensive contre ce qui subsiste de conquêtes sociales, les classes exploitées ont à mener leurs luttes avec la conscience aigüe de leur situation d’exploitées et dans le cadre d’organisations issues des classes exploitées. Elles ne peuvent assister avec indifférence à l’assaut des forces de l’ultra-réaction contre toute velléité de réformer l’Ecole quand bien même ceux qui tentent de la mener sont éloignés des aspirations des classes « d’en bas ». La question de l’Ecole a toujours fait partie depuis l’indépendance, et même avant, quand il fallait assurer l’enseignement de la langue arabe alors réprimée par le colonialisme, du combat des représentants éclairés des masses populaires contre les forces de l’arriération, de l’obscurantisme et de la soumission aux forces de l’argent et de l’impérialisme.

Kh. Sebdou et Z.B.
02.11.16

* N.B. : l’enseignement de tamazight et en tamazight ne peut lui non plus échapper aux questions idéologiques sécrétées par les contradictions et les enjeux de classe de la société algérienne.