Guerre de libération nationale : 60e anniversaire de la tenue du Congrès de la Soummam le 20 août 1956

samedi 20 août 2016
par  Alger republicain

A l’occasion de cet anniversaire il paraît utile de publier un extrait de « L’Algérie en Guerre » de Mohamed TEGUIA ( Office des Publications Universitaires), qui avait été officier de l’ALN dans la wilaya 4 avant d’opter à l’indépendance pour le métier d’historien.

On lira dans cet extrait un résumé très substantiel de la Proclamation du 1er Novembre dont le noyau essentiel a été la source inspiratrice de la Plate-forme de la Soummam.

TEGUIA expose les aspects forts de ces textes et leurs insuffisances. Son analyse succincte est aux antipodes des approches aujourd’hui très répandues qui ne voient dans le texte historique de la Plate-forme que des qualités mais que des chefs ambitieux et calculateurs auraient trahis. Il ne cherche pas à idéaliser la Plate-forme en l’accréditant d’une vision anticipant au moins dans ses grands principes ce que l’Algérie indépendante devait être. Le congrès ne pouvait les esquisser étant donné les contradictions internes du mouvement national qui ont cantonné la réflexion et les décisions de ses chefs dans l’urgence vitale de doter l’insurrection d’une organisation unifiée indispensable pour canaliser le formidable potentiel de combat du peuple algérien face à la puissance de feu de l’ennemi. Il ne se focalise pas sur les questions de personnes, comme le fond aujourd’hui de nombreux « analystes » qui se laissent guider uniquement par leurs préférences subjectives. Il ne base pas son analyse des difficultés que traverse le mouvement sur l’antagonisme entre sincérité des uns et défauts ou les mesquineries des autres. Il met le doigt sur l’existence de courants sociaux et idéologiques contradictoires qui traversent les initiateurs de l’insurrection nationale, plus ou moins incarnées par ses divers dirigeants, contradictions qui expliquent à la fois ses côtés forts et ses graves insuffisances. Il indique en quelques mots pourquoi cette Plate-forme ne pouvait aller plus loin que la définition des objectifs stratégiques de la guerre de libération et la mise en place d’organes de coordination de la lutte qui, malgré les conflits internes et grâce principalement à l’engagement populaire, allaient mener à l’indépendance. Cette idée maîtresse, on ne peut mieux la comprendre qu’en la rattachant à l’analyse concrète et pointue qu’il fait tout au long de son livre de la guerre de libération, ainsi que de ses composantes sociales.

En eux-mêmes les résultats du Congrès ont donné une nouvelle impulsion au combat libérateur dépassant de loin, pour reprendre Lacheraf, tout ce que les chefs de l’insurrection pouvaient imaginer.

AR

Chapitre 4 - L’idéologie du mouvement

SECTION A.

LE PLAN DES TEXTES FONDAMENTAUX

1. La proclamation du 1er novembre 1954

La proclamation du 1er novembre 1954, diffusée en même temps que le déclenchement de l’insurrection, a pour but d’éclairer l’opinion publique et la puissance dominante sur la position et la tendance des auteurs du texte, ainsi que sur le but qu’ils poursuivent. Elle n’ébauche ni une doctrine, ni une idéologie, elle se veut un appel au rassemblement pour la lutte armée, parce que les autres moyens de revendication de l’indépendance ont échoué. Dans sa dénonciation des luttes de tendances au sommet, elle brosse un tableau sombre de la situation dans les partis, qui se trouve en contradiction avec le choix du moment pour déclencher la lutte armée.

« C’est ainsi que notre mouvement national, terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, dépassé par les événements, se désagrège progressivement, à la grande satisfaction du colonialisme ».

Cette analyse n’autorisait pas le lancement d’un mouvement armé, au contraire. Mais cette partie de l’analyse est une contradiction avec le reste de la proclamation parce qu’elle est significative d’un état d’esprit d’hommes préoccupés avant tout par la situation du parti dans lequel ils avaient milité et dont ils avaient tenté de refaire l’unité par une proposition d’action qui n’a pas réussi. Le reste de l’analyse, quand le regard n’est plus braqué sur le déchirement du M.T.L.D., est lucide et réaliste. Les aspects favorables internes et externes sont bien saisis :

« sous ses aspects internes, le peuple est uni derrière le mot d’ordre d’indépendance et d’action, et sous les aspects extérieurs, le climat de détente est favorable pour le règlement des problèmes mineurs, dont le nôtre, avec surtout l’appui diplomatique de nos frères arabo-musulmans ».

Parler cependant du « règlement des problèmes mineurs, dont le nôtre » indique une sous-estimation de la volonté française de garder l’Algérie, et par conséquent sous-tend la croyance en une guerre courte par une simple démonstration de force.

L’analyse étant très inégale, on retrouve l’énumération de conditions favorables telles que la lutte du Maroc et de la Tunisie rappelée à deux reprises.

Si on relève l’intention de rassembler le maximum de patriotes algériens autour du F.L.N., on ne peut manquer de noter une restriction, apparemment insignifiante, mais dont les suites se feront plus nettement sentir à l’égard du P.C.A. C’est la référence aux « mouvements purement algériens ». Dans la terminologie nationaliste de l’époque, cela signifie que les partis comprenant des Européens ne sont pas « purement algériens ». Appliqué au P.C.A., ce critère se révélera en partie juste et en partie faux. Car si beaucoup d’Européens membres du P.C.A. ne suivront pas le mouvement armé, ce parti sera le seul, en tant que tel, à fournir des militants d’origine européenne qui iront jusqu’au sacrifice de leur vie, rempliront les prisons, et mèneront des actions armées, appuyant le F.L.N. en son sein et sous ses ordres, attitude que n’aura aucun autre Européen ayant aidé le F.L.N. Ceci dit, sans vouloir sous-estimer l’apport appréciable d’Européens non communistes, membres du corps ecclésiastique, chrétiens laïcs, « libéraux » ou progressistes.

Mais en quelques lignes, les buts sont nettement proclamés par le F.L.N., et ce sont ces buts qu’il atteindra au bout de sept ans et demi de guerre. Les objectifs étant de deux ordres, intérieurs et extérieurs, seront atteints sauf celui de réaliser l’unité nord-africaine.
Dans les moyens de lutte, la proclamation lie très pertinemment les différentes formes de combat :

« Pour parvenir à ces fins, le Front de Libération Nationale aura deux tâches essentielles à mener de front et simultanément : une action intérieure tant sur le plan politique que sur le plan de l’action propre, et une action extérieure en vue de faire du problème algérien une réalité pour le monde entier, avec l’appui de tous nos alliés naturels ».

Ainsi, ni l’action politique simultanée à la lutte armée, ni les alliances et appuis extérieurs ne sont négligés. Dans la pratique, ces deux principes majeurs ne seront pas toujours correctement appliqués cependant.

Ensuite, viennent les conditions d’arrêt du combat armé ; il convient de souligner à propos de ces conditions condensées en quelques lignes, qu’elles seront strictement la ligne du F.L.N. jusqu’à l’indépendance ; et malgré toutes les tentatives de l’adversaire, c’est à cette ligne que le F.L.N. restera attaché.

On peut dire que la proclamation du 1"’ novembre est la ligne générale des insurgés qui mèneront l’Algérie à l’indépendance. Dans ses considérations et ses analyses, le F.L.N. fait preuve de contradictions, mais sa détermination est inébranlable et son but simple et limité est clair et inchangeable.

Si dans cette proclamation, le F.L.N. n’émet ni une doctrine, ni une idéologie, il inspirera, dans les traits essentiels, les travaux du Congrès de la Soummam en août 1956.

2. La Plate-forme de la Soummam

Un article paru dans le journal tunisien L’Action du 16 avril 1956 [1] laisse entrevoir les grandes lignes de ce que sera le programme de la Soummam. C’est à cet article de L’Action que se référeront les délégués du P.C.A. dans leurs entretiens avec les délégués du F.L.N., trois mois avant le Congrès. El Moudjahid paraît deux fois avant le Congrès.

Son premier numéro, qui date de juin 1956, publie les dix commandements de l’A.L.N. qui serviront toujours à l’intérieur, ils sont rappelés dans un manuel de la guérilla intitulé Le guide du fidaï algérien (fidaï étant entendu ici dans le sens large de : combattant), rédigé en 1959-1960 par le commandant Si Mohamed, chef militaire de la wilaya 4.

Le deuxième numéro de El Moudjahid, précède le Congrès de la Soummam en paraissant fin juillet 1956.

On y relève notamment trois articles, à côté de l’énumération des actions de l’A.L.N. et des opérations françaises, il s’agit d’un article écrit par Ouamrane, chef de la zone 4 (future wilaya 4) dénonçant Messali comme contre-révolutionnaire et traître à la patrie, d’un article de Larbi Ben M’Hidi, chef de la zone 5 (future wilaya 5), intitulé : « Objectifs fondamentaux de notre révolution » et d’un article de son adjoint Abdelhafid Boussouf sous le titre : « Mission libératrice de l’A.L.N. », d’autres articles sont contenus dans ce numéro qui laissent préjuger de l’orientation politique du F.L.N. souvent contradictoire pour des raisons multiples qu’il faudra examiner et qui expliquent déjà pourquoi il ne faut pas s’attendre à l’élaboration d’une doctrine homogène ou d’une doctrine tout court au Congrès de la Soummam.

Les deux articles de Ben M’Hidi et Boussouf dirigeants d’une même zone, sont révélateurs à cet égard. Le contenu et le ton sont profondément différents. Ben M’Hidi écrit que le peuple algérien a pris les armes « pour un système socialiste comportant notamment des réformes agraires profondes et révolutionnaires, pour une vie morale et matérielle décente, pour la paix au Maghreb », il parle de direction collective et de centralisme démocratique, de « la solidarité agissante des Arabes », de « l’amitié des Afro-Asiens », de « la sympathie du peuple français, des démocrates et progressistes du monde », « des alliances solides, notamment avec le peuple français dans sa lutte contre le fascisme et pour la démocratie », et de la victoire algérienne qui « sera un rempart puissant anti-impérialiste en Afrique ». Ces citations montrent à l’évidence pourquoi Ben M’Hidi sera assassiné après son arrestation par Bigeard.

Boussouf condamnant le M.N.A., se tient ensuite sur une prudente réserve en parlant du rôle du F.L.N. et de l’A.L.N. Son court article précède un long développement sur « le conflit algérien et la fiction de ’l’aide du peuple de France’ … ». Cet article non signé tranche nettement avec les idées exprimées par Ben M’Hidi au sujet des alliances, sa virulence n’est pas pour encourager le rapprochement avec d’éventuels alliés, au contraire, au lieu de tenter d’aplanir les difficultés, de combler le fossé, il ne fait que l’approfondir.

Ces quelques articles reflètent à eux seuls ce que sera la politique du F.L.N. dans les années à venir et le Congrès de la Soummam n’apportera pas, dans le domaine de la doctrine, autre chose que ces incohérences relevées dans quelques articles de l’organe du F.L.N. Cependant, la révolution,

« si elle a manqué d’un contenu idéologique précis dans les premiers temps de la guerre, elle a su trouver, néanmoins grâce à l’afflux de plus en plus grand de la jeunesse, au test éprouvant mais décisif qu’elle a passé au cours de l’année terrible de 1959, au ralliement public des villes en 1960, une raison d’être, des perspectives déterminées, une assurance consciente et à longue portée, une discipline sociale que n’avaient même pas prévue ses promoteurs … » [2].

Mais nous ne sommes pas en 1960. Voyons ce qu’a apporté tout de même le Congrès de la Soummam réuni dans la vallée qui porte ce nom, du 20 août au 5 septembre 1956.

Son mérite incontestable est d’avoir mis sur pied des institutions nationales : une direction centrale, des règlements unifiés pour l’A.L.N., des lignes directrices pour l’organisation politique essayant d’éliminer certaines contradictions criantes. Les zones d’avant le Congrès n’avaient pratiquement pas de direction à laquelle se référer, au plan national. La décentraIisation, si elle avait ses bons côtés, si elle a permis aux zones de vivre et de s’étendre, risquait de tourner à l’anarchie, chaque zone traçant la politique telle qu’elle l’entend, faisant la guerre comme elle la conçoit, rendant la justice et administrant selon les vues de ses seuls chefs. La désagrégation commençait à toucher la zone de l’Aurès et elle préoccupera les congressistes qui prendront des décisions à ce sujet.

La création d’un C.N.R.A.(Conseil National de la Révolution Algérienne), instance suprême du F.L.N. et direction nationale de laquelle est issu un Comité de Coordination et d’Exécution (C.C.E), sont initialement comparables à une sorte de Comité central et de Bureau politique, mais leur évolution ultérieure ne permettra pas de les voir sous ce jour.

La décision de donner la primauté de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire est une sage décision. Il aurait fallu s’en tenir là pour ce qui est de la première disposition (primauté de l’intérieur) et créer les conditions pour que la seconde devienne une réalité et non une vue de l’esprit, car le politique n’a jamais suffisamment pris forme d’une manière autonome pour se distinguer du militaire et avoir la prééminence sur lui.
Ces dispositions, qui n’ont pas été respectées de surcroît, furent à l’origine d’un schisme qui, pour étouffé qu’il fût, ne cessera de miner les esprits et éclatera au grand jour à la fin de la guerre.

La délégation de l’extérieur composée de Ben Bella, Bourdiaf, Aït Ahmed et Khider, n’a pu se rendre au Congrès pour des raisons obscures et le programme qu’elle avait proposé a été totalement rejeté. Cette délégation qui comprenait des « pères fondateurs » voyait d’un mauvais œil l’émergence, à la direction exécutive, de certains hommes qu’elle considérait comme ne présentant pas les qualités révolutionnaires parce que leur tendance avait été rejetée lors du conflit entre centralistes et messalistes par les créateurs du F.L.N. Le C.C.E. comprenait Ben Khedda qui ne pouvait plus se débarrasser de son étiquette de « centraliste » et de Saad Dahlab appartenant à la même tendance. Abbane Ramdane, quoique ancien membre de l’O.S. et condamné à la prison jusqu’en 1955 à cause de cela, ne figurait pas parmi les neuf prétendants à la naissance du mouvement insurrectionnel.

Même si Boudiaf condamnera plus tard avec énergie et à juste raison la notion d’ « historiques » qui fut attribuée aux « neuf » et très bien supportée par eux à cette époque, elle entrait en ligne de compte pour tout acte ou orientation politique. Le Congrès, quoiqu’on en ait dit, était très représentatif des forces qui se battaient sur le terrain national. Il n’y a eu défection que de la zone des Aurès, qui avait perdu ses deux principaux chefs Mostefa Ben Boulaïd et Bachir Chihani, et se trouvait livrée aux luttes intestines.

L’adversaire aux aguets a essayé d’approfondir la fissure intérieur-extérieur par l’invention d’un autre antagonisme et beaucoup d’auteurs et de journalistes français se sont largement servis de cette explication qui consistait à faire croire que le Congrès n’était qu’une lutte pour la direction de la révolution entre Arabes et Kabyles, et que la victoire revint à ces derniers. Nous ne reviendrons pas longuement sur cette version empoisonnée d’un conflit arabo-berbère.

Dans le C.C.E., qui est considéré comme l’organisme ayant concentré en ses mains la direction, il y a deux Kabyles : (si l’on suit les critères courants de l’adversaire lui-même, critères que nous ne partageons pas) Krim Belkacem et Abbane Ramdane, les trois autres : Ben M’Hidi, Ben Khedda, Dahlab sont Arabes. Que devient la ridicule thèse de la victoire des Kabyles sur les Arabes sinon une vulgaire opération de division comme il y en a eu tant et comme il y en aura encore.

Ceci dit, les militaires ou gouvernants français s’appuient toujours sur certains faits réels qu’ils dénaturent ou amplifient. Il n’a certainement pas manqué d’esprit régionaliste chez quelques dirigeants, peu nombreux, qui ont ainsi prêté le flanc à tout le tapage sur la prétendue opposition entre Berbères et Arabes.

Le Congrès de la Soummam, nonobstant toutes les insuffisances, donne un bilan positif pour la conduite de la révolution. Il aurait été encore plus efficace si l’on avait mis en application et si l’on s’était tenu aux lignes et aux idées qui s’y trouvaient. Il jouissait de la légitimité incontestable parce que l’Algérie en armes y était représentée. Plus tard, le « Congrès » de Tripoli, qui ne sera pas un véritable congrès, mais tout au plus un C.N.R.A.élargi [3] ignorera dans son programme, la Plate-forme de la Soummam à cause des antagonismes, soulignés plus haut, entre la délégation extérieure et l’intérieur. Mais le Programme de Tripoli éclairera par l’analyse approfondie d’une manière indirecte les faiblesses de la Plate-forme, et plus directement du F.L.N. en temps de guerre généralement.

La doctrine et l’idéologie de la petite bourgeoisie qui s’affirmeront dans ce programme, étaient en fait contenues en germe dans la Plate-forme de la Soummam. Le programme de Tripoli n’ayant pas servi à la conduite de la lutte armée, ne peut aider qu’à une connaissance rétrospective des points faibles et des points forts de l’Algérie en guerre.


[1Reproduit in extenso dans Lebjaoui : Vérité sur la révolution ... op. cité. pp. 99-104.

[2Mostefa Lacheraf. op. cité. p. 34.

[3Selon l’article 21 des Statuts du F.L.N., le Congrès se réunit sur le territoire national dès «  que les conditions de représentativité sont réunies  ». Ce qui est loin d’être le cas à Tripoli en mai-juin 1962 où les maquisards n’avaient pas toute liberté de mouvement, conformément aux Accords d’Évian, avant le 5 juillet 1962.