Arrestation des symboles de la corruption et de l’arbitraire : entre l’allégresse et le devoir de vigilance politique

dimanche 16 juin 2019
par  Alger republicain

Les événements se sont accélérés ces derniers jours. Deux anciens chefs de gouvernement, Ouyahia et Sellal, un ancien ministre, Benyounès, Tahkout l’oligarque sorti du néant, choyé par le pouvoir, sont derrière les barreaux à la prison d’El Harrache où ils ont rejoint les magnats Kouninef, Haddad et Rebrab. Des dizaines de ministres, de hauts fonctionnaires de l’Etat, vont devoir s’expliquer les jours prochains devant les juges d’instruction sur les avantages indûment accordés à des magnats fabriqués ces 20 dernières années dans les laboratoires du régime.

Peu de gens pouvaient envisager avant le 22 février que les masses populaires finiraient par se révolter contre un pouvoir corrompu, arrogant, prompt à réprimer, à étouffer toute protestation, toute résistance. En quelques semaines, les millions de manifestants défilant dans toutes les villes du pays ont obtenu l’annulation de la farce insultante de la réélection de Bouteflika, grabataire, pour un 5e mandat, le départ de celui-ci dans de lamentables conditions après 20 ans de pouvoir absolu, l’arrestation de son frère et des pontes des services de sécurité, Tartag et Mediène, l’échec de la tentative du régime d’organiser une nouvelle élection présidentielle le 4 juillet.

La combativité du mouvement populaire en lutte contre le régime prédateur ne faiblit pas. Bien au contraire. Sa ténacité, son endurance attestée par les 17 vendredis consécutifs de marches, sans compter celles des étudiants et des jeunes les mardis de chaque semaine, son ampleur ont exacerbé les contradictions internes du pouvoir des classes dominantes enrichies par la rapine, l’accaparement des biens publics, des revenus pétroliers du pays, par l’exploitation des travailleurs.

Les dernières arrestations ont provoqué une immense allégresse qui s’est reflétée dans les marches de ce vendredi. Loin de conduire les citoyens à conclure qu’il faut maintenant rentrer à la maison et laisser la justice et le commandement militaire « faire leur travail », finir de balayer la pourriture, la détermination des masses s’est au contraire renforcée pour faire partir toutes les figures d’un régime honni.

Instinctivement la méfiance ne s’est pas dissipée. A juste raison. Derrière les gangs et les personnages politiques sans scrupule d’un régime qualifié de « mafieux », il faut d’abord voir une classe dont la richesse matérielle et l’influence politique se sont multipliées rapidement, de façon astronomique, en l’espace de 3 ou 4 décennies à la faveur des injonctions du FMI, des privatisations, de la libéralisation du commerce extérieur, des largesses des banques publiques, des cadeaux fiscaux, de la paupérisation des travailleurs exploités à mort par des capitalistes soutenus par le pouvoir.

Les hommes jetés en prison, détestés par le peuple n’ont été que les serviteurs zélés de cette classe. Ils se sont en même temps servis sans scrupule en contrepartie des bénéfices qu’ils lui ont rapportés au centuple et qu’ils considèrent légitimes du point de vue de leur « morale » d’agents de la nouvelle classe dominante. Cette classe ne peut être nommée autrement que par le terme qui exprime le mieux sa place dans les rapports de production et de propriété dominants de la société. C’est celui de bourgeoisie, indépendamment des méthodes qu’elle a employées et qu’elle continuera, tant qu’elle n’est pas renversée, à employer pour renforcer sa domination sur la société, méthodes jugées illégitimes par des puristes de la théorie économique et politique libérale livresque. Ces méthodes choquantes sur le plan moral et rejetées par l’immense majorité de la population, n’en sont pas moins les instruments de l’enrichissement non pas seulement de quelques dizaines d’oligarques insatiables et décriés mais de dizaines de milliers de gros possédants de terres, de commerce, de sociétés d’import, d’usines, peu importe que ces usines dépendent de l’extérieur pour leurs fonctionnement. Ils sont tous solidaires les uns des autres pour défendre le système économique bâti sur le dos du peuple depuis au moins 40 ans. Ils ont tissé des liens visibles ou invisibles avec toutes les institutions de l’Etat, sans exception, de haut en bas. La plupart des partis, des associations et des journaux expriment leurs intérêts en cherchant à consolider les positions économiques de cette classe, sous les phrases pompeuses de lutte pour un Etat de droit, pour l’ « économie de marché », pour des « règles transparentes de bonne gouvernance », etc.

L’ampleur et l’endurance du mouvement populaire les effraie. Le mot d’ordre de « yetnahaw gaa » ( « ils doivent tous être dégagés » ) recèle en lui une dynamique potentielle qui peut aller jusqu’à balayer leurs appuis, à détruire par ricochet les leviers de leur enrichissement, à remettre même en cause le principe de cet enrichissement, source des inégalités sociales insultantes et insupportables contre lesquelles la masse des jeunes s’est soulevée.
D’instinct cette nouvelle classe possédante est poussée à sacrifier des boucs émissaires pour sauver ses intérêts collectifs en détournant le mécontentement populaire, en jetant en pâture les hommes les plus haïs , les plus vomis, ceux grâce à qui précisément ses dizaines de milliers de membres, et pas seulement les oligarques juchés tout au haut de la pyramide sociale, ont accumulé ces dernières décennies d’immenses fortunes qu’ils cherchent à faire fructifier en exigeant encore davantage du régime, le leur.

Il se peut que des courants partageant, dans l’armée, les aspirations des masses populaires à la justice sociale et leur indignation, courants revigorés par ce mouvement, aient poussé à un coup de balai dans le monde de la grosse corruption. Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt. Globalement les principaux ressorts et leviers de décision de l’Etat sont entre les mains d’une classe d’exploiteurs et d’affairistes sans scrupule. Ils défendront bec et ongles leur « acquis » économiques et politiques. Ils ne reculeront devant rien quitte à accepter ou à se résigner que leurs anciens représentants politiques les plus détestés aillent à El Harrach, au moins pour un temps, le temps de venir à bout du mouvement populaire, s’ils arrivent à juguler ce mouvement. Le temps qu’ils organisent leur contre-offensive, renforcent leurs alliances avec les puissances impérialistes, pour obtenir le « visa » pour une répression de masse, ouverte ou déguisée, en échange du bradage des ressources pétrolières, d’une soumission encore plus poussée aux désirs géostratégiques de ces puissances, notamment en Afrique.

Ils spéculent sur le caractère inorganisé du mouvement spontané de masse, de l’absence d’une direction qui traduise à travers une plate-forme politique les aspirations de classe des couches sociales dominées par la bourgeoisie, une plate-forme dépassant le stade de la seule revendication du départ des « symboles » du régime, de l’exigence d’élections légitimes dans le cadre d’une période de transition placée sous le contrôle de « personnalités » qualifiées par ceux qui manipulent les réseaux sociaux de « respectables, crédibles et honnêtes » . Personnalités dont les noms sont scandés par ces réseaux concertés, à l’image de Taleb, Bouchachi, Assoul, Benyelles, etc. Le dénominateur commun de ces « personnalités nationales », ou d’autres qui s’agitent avec fébrilité sous l’enseigne de la « société civile », est d’être des partisans de la légitimation de la domination de la bourgeoisie par la voie des « urnes démocratiques » une fois que le bourrage des crânes aura été savamment réussi. Ils se gardent, bien entendu, d’avouer aussi crûment et ouvertement leur choix en faveur de ces classes.

Ce sont ces faiblesses que le mouvement de masse populaire, celui des travailleurs et des couches sociales vivant de leur travail, est tenu de dépasser en ne se laissant pas conduire dans des impasses par d’autres forces, organisées celles-là. Le seul objectif de ces forces est de changer de méthodes politiques de « gouvernance » pour mieux soumettre les masses laborieuses à la domination des gros possédants, faire accepter cette domination par des voies si possible « douces ». Avec la bénédiction des Etats impérialistes à qui ils promettent les « réformes » que ceux-ci exigent toujours plus.

Zoheir BESSA