Quelques questions sur les derniers incendies en Kabylie

jeudi 2 septembre 2021

Par Omar Bessaoud - Economiste agricole

1. Comment expliquer les causes des incendies en Kabylie ?

Il faut rappeler que Kabylie est une région montagneuse plus boisée que le reste du pays (taux de boisement de plus de 30% contre 11% au niveau du territoire national), avec des densités de population très élevées (parfois jusqu’à 800 habitants au km2) et que la plupart des 1500 villages (ceux de la wilaya de Tizi-Ouzou) sont proches de ces espaces boisés. En résumé, les populations résidentes qui font partie de l’écosystème forestier développent des activités, qui exercent aujourd’hui une forte pression sur des ressources naturelles (sol, eau et forêts) de plus en plus rares et dégradées.

Les espaces forestiers, au contact de l’homme, sont ainsi fortement exposés au risque des feux de forêts, et selon les spécialistes de la question, les incendies qui se produisent dans la région sont provoqués volontairement ou involontairement par l’homme. Le risque d‘incendie tient ici aux techniques traditionnelles de gestion des terres de parcours ou de culture : l’éleveur ou l’agriculteur recourt à des incendies semi-contrôlés, afin d’améliorer les parcelles de terres cultivées ou les parcours pour l’élevage, les cendres fournissant l’engrais et détruisant les herbes nuisibles et les parasites …
Il y a également la pression urbaine exercée par le besoin de terrains à bâtir, la multiplication de décharges sauvages, ou tout simplement des conflits fonciers de nature les plus diverses opposant les membres de communautés familiales ou les riverains à l’administration qui sont cités comme des causes d’incendies. Les incendies d’août dernier, se sont en majorité déclarés comme on le sait au voisinage des routes et des habitations selon les constats des experts.

Il faut également rappeler pour expliquer les méga-feux les conditions naturelles et climatiques particulières de cette année : fortes chaleur où la température a atteint des pics de 50°C au moment des incendies, conditions qui sont le signe que le changement climatique qui affecte le pays est une réalité. Les réserves d’eau emmagasinées par le sol et les végétaux se sont trouvées à leur plus bas niveau.
Ce facteur climatique peut être qualifié de facteur aggravant de ces incendies. Ces pics de température enregistrés au cours de la semaine du 9 août dernier dans le pays, expliquent - comme dans tous les pays du bassin méditerranéens (Grèce, Chypre, Turquie…) - sans doute l’ampleur de l’événement lié aux incendies de forêts.

2. Qu’en est-il alors de l’action de l’Etat pour les prévenir ou y faire face ?

Il y a bien sûr une responsabilité écrasante de l’Etat que le ministre de l’intérieur a voulu évacuer dès le premier jour en pointant du doigt « des mains criminelles ».
Les moyens mobiles affectés aux brigades des forestiers, les camions citernes, les emplois, les postes de vigie, les pistes d’accès, les points d’eau, l’aménagement de pare-feu ont été insuffisants. Les experts ont souligné qu’ils étaient aujourd’hui bien en dessous des normes standards exigées, ce qui constitue un sérieux handicap dans la prévention des incendies et la lutte contre les feux. Je ne parle pas ici de l’absence de matériel de télédétection récoltant des données pour alimenter les modèles climatiques, de stations météo leur fournissant des données quotidiennes précises sur les endroits à risque potentiel de départ de feux. La crise politique que traverse le pays, le déficit de confiance et l’effondrement de la mobilisation sociale sont des facteurs qu’il faut bien évoquer pour expliquer les raisons de ces incendies de forêts, qui même s’ils ont connu une ampleur exceptionnelle, étaient pour de nombreux experts de la question prévisibles. L’on savait que Tizi-Ouzou était la wilaya qui avait enregistré le plus grand nombre d’incendies ces dernières années, l’on savait aussi que les indices du risque fréquentiel d’incendies (qui traduisent le rapport de la fréquence annuelle des incendies rapporté à la surface du massif forestier) des communes de la wilaya de Tizi-Ouzou étaient qualifiés d’élevés à très élevés et notamment pour les communes de Larba Nath Irathèn ou de Aïn-el-Hammam mais le régime en place était par sa nature même incapable de faire face à tout cela !

3. Quelles conclusions tirer alors des causes réelles des incendies d’août dernier en Kabylie ?

La question des causes des derniers incendies est complexe au regard des enjeux politiques en cours.
Si les comportements humains -voire politiques- sont évoqués, il faut savoir que les résultats portant sur les motifs des incendies de forêt, n’ont jamais été élucidés (8 incendies sur 10 selon les experts) et leurs causes jamais établies. Les départs de 33 incendies simultanément dans plusieurs communes de la wilaya de Ti-Ouzou pour la seule journée du 9 août et de 10 incendies/jour rapportés par les responsables locaux des services forestiers, laissent penser des causes politiques ont probablement facilité leurs extensions et accentué leur sévérité. Les causes évoquées – « l’Etat assassin » pour les forces séparatistes du MAK ou « un complot planifié de l’étranger » pour les autorités - constituent pour le moment une exploitation politique de l’événement. Des risques objectifs élevés existaient, et les pics de températures étaient là, n’empêchant pas d’autres incendies de se déclarer ailleurs avec des dégâts sur la nature tout aussi importants. Des enquêtes sérieuses et documentées sur les motifs de ces incendies permettraient de les confirmer ou de les infirmer, car au-delà du devoir de vérité que l’Etat doit aux victimes, de vrais résultats d’enquêtes contribueront certainement à améliorer l’efficacité potentielle des initiatives de prévention.

4. Quel bilan établir, quel espoir entretenir pour restaurer ces régions et cicatriser la vie végétative ?

Les dégâts sur le terrain ont été considérables. Plus de 30 communes de la wilaya de Tizi-Ouzou ont été affecté et le bilan s’est élevé à près de 41 500 ha de forêts incendiés en Kabylie en 8 jours, près de 90 000 ha à l’échelle nationale. De très nombreuses victimes (morts et blessés), les plus importantes enregistrées depuis l’indépendance du pays, mais aussi des dégâts matériels (habitations, arbres fruitiers, fourrages, céréales, bétail, ruches, poulaillers, ovins …), sans compter les traumatismes liés à ces incendies qui ont été vécus. Des bilans sont aussi à faire sur la végétation qui a brulé et l’impact sur la flore et la faune, sur la biodiversité. L’espoir d’une renaissance de l’économie de montagne (et de l’économie forestière) est d’abord porté par la société locale qui saura puiser dans ses ressources intérieures (réseaux familiaux, de voisinage, de travail, diaspora) pour reconstruire ce qui a été détruit. L’espoir est nourri bien sûr par les actions de solidarité et de secours émanant de partout.

Certains effets de ces derniers incendies sont irréparables : des espèces végétales, des habitats naturels et des et espèces animales menacés ou en voie de disparition, arbres et sujets (oliviers par exemple) centenaires. Ces pertes auraient pu être évitées si nous avions disposé d’une banque de gènes et de graines stockées dans les laboratoires. Le reboisement pratiqué depuis l’indépendance (plus de 2 milliards de plants auraient été mis en terre), contribuera à restaurer en partie la couverture végétale mais à condition que d’autres feux ne suivent pas. Ce reboisement ne doit pas être réalisé dans l’immédiat et sans penser les espèces à développer. Il faut en outre admettre qu’il est difficile que l’espace naturel affecté par les feux qui était le produit du temps et de tant d’années d’entretien reprenne son état initial … L’on sait que suite aux feux de forêts, le maquis et les broussailles gagnent toujours du terrain, au détriment de la forêt naturelle (25 000 ha en moyenne/an).

Les destructions provoquées par les feux lors de ces trois dernières décennies ne sont pas réparées qu’il faut encore envisager la restauration d’autres espaces. Cela exige d’autres méthodes de mobilisation sociale, une reprise de la confiance dans les institutions, une autre politique économique et sociale soucieuse de prendre en charge les besoins des populations les plus pauvres.

Le débat reste ouvert sur la nécessité de perfectionner l’action publique : mieux coordonner les institutions en charge des plans de prévention de lutte contre les incendies, renforcer en personnel et en matériel et moyens de prévention de lutte conduit par les forestiers et les pompiers, prendre au sérieux les plans d’adaptation au changement climatique –région par région, localité par localité- afin de les ajuster aux impératifs de lutte contre le réchauffement climatique, gérer les connaissances des anciens acquises sur les incendies de forêts, capitaliser les expériences afin de perfectionner les dispositifs de lutte contre les incendies, prendre en compte les produits de la recherche, et associer toutes les forces de la nation et compétences du pays dans les réponses aux défis que la nature impose.