Révision de la loi sur les hydrocarbures : l’approche opaque, antidémocratique et dangereuse du pouvoir*

lundi 22 octobre 2012

Le Soir d’Algérie : L’Algérie s’apprête à réviser sa loi sur les hydrocarbures. Très peu d’informations ont filtré sur la teneur des amendements envisagés. Vous êtes un connaisseur du domaine pétrolier, peut-être pourriez-vous nous apporter un éclairage ?

Hocine Malti : Effectivement, le ministre de l’Energie, Youcef Yousfi, a fait une déclaration récemment dans laquelle il a parlé de cette nouvelle loi sur les hydrocarbures qui vient d’être approuvée en Conseil des ministres. Il faut dire que cela fait maintenant deux ans depuis qu’il a été nommé ministre, qu’il parle de cette loi, mais nous n’en connaissons que ce qu’il a énoncé dans ces déclarations.
Le texte même de la loi n’a pas encore été rendu public. Il est donc difficile d’en parler ; néanmoins, je peux vous dire ce que, personnellement, j’ai retenu de ces déclarations.

M. Yousfi a mentionné trois points essentiels : des généralités sur cette nouvelle loi, les questions de taxation et de politique fiscale. Enfin, il a parlé du développement de l’industrie pétrolière de manière générale. En ce qui concerne les généralités, il y a deux choses qui retiennent mon attention et qui me font même peur.

D’abord, il faut relever qu’à travers cette loi, ce qui est recherché, c’est d’établir une politique de rentrées fiscales qui correspondraient aux besoins de financement de l’économie nationale, a-t-il dit. Or, l’Algérie dispose aujourd’hui d’un excédent financier de l’ordre de 190 milliards de dollars, qui sont placés en bons du trésor américain. Continuer à produire uniquement pour stocker de l’argent me paraît inutile. Il faudrait soit utiliser ces énormes sommes d’argent pour le développement du pays, soit garder cet excédent pétrolier dans le sous-sol. D’autant plus que la seconde chose que le ministre a avancée est qu’il se peut qu’à l’avenir l’Algérie demande aux compagnies étrangères de payer en nature la redevance, c’est-à -dire une partie de l’impôt. Ce qui voudrait dire que l’Algérie aurait des besoins en pétrole. Et cela fait peur, car cela signifie qu’il se passe quelque chose qu’on nous cache. Si l’Algérie est en situation de besoin en matière de pétrole, cela signifierait des choses graves pour le pays.

Concernant la politique fiscale, il semble qu’il est envisagé que la taxe sur les revenus pétroliers (c’est l’impôt sur les bénéfices) dépendra du taux de rentabilité annoncé par les compagnies, qu’elle variera selon les zones d’intervention et qu’elle ne sera valable que pour les nouveaux arrivants. Ce qui signifie que tous ceux qui sont déjà là , et sur lesquels l’Etat algérien pourrait éventuellement ponctionner, puisque eux gagnent déjà de l’argent, ne sont pas concernés. Les nouveaux arrivants, eux, doivent se lancer dans l’exploration, la production n’est envisageable que dans quelques années et c’est seulement ce jour-là que l’Etat pourra percevoir des impôts. De plus, cette taxe est dépendante du taux de rentabilité de la société, ce qui dessaisit l’Etat de la détermination de l’assiette de calcul de cet impôt, puisque ce n’est pas l’Etat qui détermine le taux de rentabilité de la société, c’est elle qui le détermine en fonction de ses dépenses, de ses investissements et de ses bénéfices.

L’Etat sera soumis à la bonne volonté de la compagnie : soit il acceptera le taux de rentabilité qu’elle annoncera, soit il le négociera avec elle, à moins qu’il ne l’ait déjà négocié. Dans tous les cas de figure, cette dernière décide, d’une certaine manière, de l’impôt qu’elle va payer. Ce qui est absolument inédit. La seconde taxe concerne les superprofits, la taxe sur les profits exceptionnels, le ministre dit qu’elle va varier entre 30 et 80% ; elle dépendra aussi du taux de rentabilité annoncé par la société et concernera les sociétés dont les contrats ont été conclus dans le cadre de la loi de 1986. Les sociétés qui entrent dans cette catégorie agissent dans le cadre du système dit de partage de production dont l’une des caractéristiques est que le taux de rentabilité de la société est déterminé par avance, au moment de la passation du contrat.

Que signifie la modification envisagée ? Comment sera-t-elle appliquée ? Y aura-t-il définition de paliers pour son application ? Qu’est-il advenu du prix-plancher de 30 $ le baril contenu dans la version précédente de cette loi, à partir duquel cette taxe devait être appliquée ? Tout cela nous ne le savons pas. Il serait bon que l’on nous dise ce qui envisagé.

Vos propos soulignent l’incohérence de la nouvelle logique qui sera imprimée à la LHC...

Incohérence non. C’est une logique qui amène l’Etat à négocier le taux de l’impôt avec le partenaire.

L’un des objectifs énoncés et d’étendre la prospection pétrolière aux zones délaissées pour le moment...

Effectivement, c’est ce qu’a déclaré le ministre. Il a déclaré faire en sorte que la prospection soit dynamisée dans trois secteurs, la région du sud-ouest (l’erg occidental), le nord du pays et l’offshore. C’est un discours que nous entendons depuis trente ou quarante ans. Ce sont des zones où il faut aller chercher du pétrole. Ce serait bien que le ministre nous dise quelles sont les solutions innovantes qu’il compte mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs. Jusqu’à présent, ce qui a été envisagé n’a pas donné de résultats. Les exonérations fiscales accordées pour développer la prospection dans ces régions n’ont pas motivé les intervenants. Le ministre a-t-il une solution miracle pour atteindre ce qui ne l’a pas été jusqu’à présent ?

Depuis la loi Ghozali, l’ambition était d’améliorer la mobilisation de nos hydrocarbures, l’augmentation du taux de renouvellement de nos réserves et l’élévation de notre maîtrise technologique, par son transfert et l’acquisition du savoir-faire. Quel est bilan qui pourrait être fait de cette démarche ? Quelles sont nos capacités propres en l’état actuel de Sonatrach ?

Il n’y a pas eu d’amélioration de nos capacités, bien au contraire. Sonatrach aurait pu faire partie des majors du monde pétrolier. Aujourd’hui, le rang qu’elle occupe parmi les sociétés pétrolières ne lui revient que par le chiffre d’affaires qu’elle réalise. Ce chiffre d’affaires est réalisé, au moins, pour moitié par les compagnies étrangères avec lesquelles elle est associée. Cela ne peut masquer la déperdition d’énergie et de compétences que connaît Sonatrach.

M. Yousfi, lui-même, a récemment déclaré que nous accusions un déficit en foreurs ! L’Institut algérien du pétrole (IAP), créé depuis maintenant près de cinquante ans, a formé un très grand nombre d’ingénieurs et de techniciens de forage. Ils travaillent, aujourd’hui, un peu partout de par le monde, tandis que la compagnie nationale souffre d’un manque de compétences dans ce domaine !

Dans le domaine de l’offshore aussi, nous n’aurions personne ? Chekib Khelil, l’ancien ministre, avait associé la compagnie norvégienne Statoil, leader mondial de l’offshore à l’IAP. Il avait voulu transformer cet institut en entreprise, c’est-à -dire que les études y soient payantes à l’image des universités américaines. Avec un tel partenaire, nous n’aurions pas formé des ingénieurs et des techniciens forage en offshore ? Cela révèle un total dysfonctionnement : on a laissé l’IAP entre les mains de Statoil qui en a fait ce qu’elle a voulu.

M. Yousfi a également déclaré que dans le domaine de l’engineering aussi, nous n’aurions pas de spécialistes. Pendant des années, BRC a été présentée comme une grande compagnie d’engineering. Effectivement, sur le plan théorique, nous étions associés à la plus grande compagnie d’engineering au monde, Haliburton, mais durant tout ce temps-là , nous n’aurions pas réussi à former des compétences dans ce domaine ? Cela confirme ce qui a toujours été dit, à savoir que BRC n’était qu’un apporteur d’affaires pour la société mère Haliburton. BRC captait des marchés pour les transférer à la société mère qui pratiquait des surfacturations énormes. Par-delà Sonatrach, le ministère de la Défense et le ministère de l’Intérieur ont également fait appel à BRC. Pendant quatorze ans, nous n’avons pas formé de cadres compétents dans l’engineering ?

En amont de l’annonce de la révision de la LHC, il y a eu des rencontres consacrées aux gaz non conventionnels, notamment une rencontre internationale à Oran. Il y a eu aussi des annonces faites par des officiels algériens, dans des rencontres internationales sur le potentiel algérien en gaz de schiste. L’Algérie aurait l’intention de se lancer dans l’exploitation de cette ressource.

D’abord sur le potentiel, j’aimerais bien savoir sur quelles bases ces déclarations ont été faites. Ce potentiel s’il existe reste à confirmer par différentes études qui vont porter sur de longues années, d’autant plus que la superficie à évaluer est immense, elle couvrirait 180 000 km2. A supposer que ce potentiel se confirme, la question qui se pose est de savoir pourquoi nous devrions nous lancer dans le développement des gaz non conventionnels alors que nous disposons de gaz naturel, que nous avons une longue expérience dans l’exploitation de ce gaz et que nous sommes l’un des pays qui maîtrise le mieux l’exploitation gazière ?

D’autre part, pourquoi exploiter les gaz de schiste alors que nous ne maîtrisons pas la technologie, que nous n’avons pas les moyens financiers pour le faire et que cette exploitation est dangereuse et induit de sérieux risques de pollution. Pourquoi se lancer quand nous disposons d’une autre ressource, je ne comprends pas. Moi personnellement, je suis contre un développement des gaz de schiste, en tout cas dans l’immédiat. Nous n’en avons pas besoin, je ne vois pas pourquoi nous nous engagerions sur une telle voie. Je pense que l’incitation vient de l’étranger. Vu notre état de totale dépendance dans ce domaine, nous n’aurons d’autre choix que d’abandonner cette exploitation aux détenteurs du savoir-faire. Que nous essayons d’apprendre, je le veux bien. Que nous forions quelques puits dans les zones où il y aurait des gaz de schiste pour essayer de maîtriser la technique, oui. Mais pourquoi aller plus loin ? Le directeur général de BP Algérie avait avancé, cela a été révélé par WikiLeaks, que BP était disposé à assister Sonatrach. Effectivement, BP détient des compétences et des capacités dans ce domaine. Je me demande si tout ce que nous entendons ces derniers temps n’entre pas dans ce cadre. Ce potentiel sera mis entre les mains de BP, Texaco ou de tout autre grande compagnie.

L’exploitation des gaz de schiste en Amérique du Nord heurte la politique gazière algérienne. Ne risquons-nous pas d’en pâtir encore plus ? Nous avons perdu le marché GNL d’Amérique du Nord ; la flotte algérienne de méthanier perd de sa rentabilité, sans oublier la menace qui existe sur le marché gazier européen.

Personnellement, je ne vois pas de danger dans l’immédiat. Pour le moment, les Américains ne sont pas encore exportateurs. Pour ce qui est des Américains, il y a bien sûr le marché gazier européen, mais il y a aussi le marché asiatique, le Japon qui peut être un gros consommateur, l’Asie du Sud-Est et la Chine elle-même. Il n’est donc pas dit que c’est sur le marché européen que les Américains chercheraient à s’installer aujourd’hui ou le jour où ils deviendraient éventuellement exportateurs. Le danger pour l’Algérie, en ce qui concerne le marché européen, je le vois venir le jour des concurrents. Ils sont au nombre de deux : il y a les Russes et le Qatar. Avec les Russes, je crois que l’Algérie peut parvenir à des accords et à des politiques plus ou moins communes. Mais, par contre, avec le Qatar, cela ne me semble pas possible. Le Qatar est un grand concurrent de l’Algérie. Il fera tout pour inonder le marché européen. Il cherchera même à éliminer les Algériens du marché européen.

Quelles conséquences sur la politique énergétique algérienne ?

Il y a d’abord le pétrole et le gaz qu’en tout état de cause, l’Algérie se doit de continuer à développer. Même le gaz de schiste, il se peut que son tour vienne un jour, en tout cas pas avant quelques dizaines d’années à mon avis. Dans le cas de l’Algérie, il y a une énergie dont nous disposons 365 jours par an et qui est inexploitée, c’est l’énergie solaire. Nous avons un territoire qui fait deux millions et demi de kilomètres carrés dont, au moins, les 4/5 sont inondés de soleil à longueur d’année. Même au nord le potentiel n’est pas négligeable. Je ne vois pas pourquoi l’Algérie continue à ignorer ce potentiel gigantesque. Je pense que plutôt que d’aller investir aujourd’hui dans les gaz de schiste, il vaudrait mieux investir dans l’énergie solaire.

Cette option aussi exige des connaissances et des moyens financiers

Les connaissances ne sont pas hors de notre portée. Fabriquer des panneaux solaires n’est pas quelque chose d’impossible à maîtriser. Pour l’argent, l’Algérie pourrait bien investir une partie de ses surplus financiers dans ce domaine. Ce que l’on envisage pour l’exploitation des gaz de schiste pourrait être entrepris pour le développement du solaire. C’est une question de stratégie à établir.

On parle des Allemands qui seraient intéressés par l’investissement dans le solaire en Algérie.

C’est comme pour la loi sur les hydrocarbures. On en parle, on en parle…, mais on ne voit rien venir. On parle effectivement du projet Desertec promu par une entreprise allemande spécialisée dans le domaine. Mais où en sont les négociations ? Nous ne le savons pas. Pourquoi il n’y a pas ne serait-ce qu’un projet-pilote ? Les moyens qu’un tel projet demanderait ne sont pas énormes, c’est une négociation très ordinaire pour l’Algérie, pourquoi elle ne débouche sur rien de probant ?

Qu’est-ce qui empêche l’investissement dans le domaine de l’énergie solaire ?

Peut-être parce que cela ne rapporte pas immédiatement aux gens du pouvoir. L’énergie pétrolière et gazière a permis aux gens du pouvoir de s’enrichir. Peut-être ne connaissent-ils pas ce domaine. Je ne m’explique pas le retard mis à développer cette ressource en Algérie.

L’autre richesse qui sommeille dans notre Sud, c’est l’eau. Paradoxalement, ce vaste territoire totalement asséché recèle des quantités phénoménales d’eau.

Il n’y a qu’à voir l’exemple de Kadhafi, ce qu’il a fait en Libye. Là aussi, je ne m’explique pas la sous-exploitation de cette ressource. On veut la garder pour je ne sais quel besoin futur. J’ai été personnellement responsable de compagnies pétrolières en Algérie, et j’ai vu sur bases-vie au Sahara, sur de petites superficies, la qualité des fruits et légumes qui sont produits, à partir du soleil et de cette eau que l’on néglige. Ce qui se fait à l’échelle artisanale, pourquoi n’est-il pas reproduit à une échelle plus grande ? Pourquoi nous n’exploitons pas cette eau ? L’Algérie s’est lancée dans le dessalement de l’eau de mer, c’est bien, mais cela n’arrive pas à combler le besoin en eau. Il y a des zones, sur les Hauts-Plateaux par exemple, qui pourraient être alimentées à partir du Sahara.

Comment qualifieriez-vous une politique qui mettrait en péril cette richesse ?

C’est l’une des raisons pour lesquelles, dans l’immédiat, et en l’état des techniques d’exploitation, je me détermine contre l’exploitation des gaz de schiste. On peut espérer que l’évolution de la science débouchera sur des techniques sophistiquées qui permettront un jour une exploitation propre de cette ressource. Mais dans l’immédiat, cette technique est polluante. Preuve en est, en France, l’exploitation des gaz de schiste est rejetée, et Dieu sait si la France a besoin de gaz, et pourtant elle renonce à l’exploitation du potentiel qui se trouve sur son territoire, dans son sous-sol. Dans l’immédiat, l’exploitation des gaz de schiste est à éviter.

L’opacité caractérise les processus de prise de décision marqués aussi par la marginalisation des cadres et des compétences qui peuvent contribuer à l’élaboration énergétique nationale

Le secteur pétrolier brasse des milliards de dollars. C’est cette manne qui a été exploitée à des fins personnelles par tous les régimes qui se sont succédé en Algérie, mais particulièrement par les responsables du pouvoir actuel qui l’exploitent beaucoup plus que leurs prédécesseurs. Cet état de fait impose que l’information reste dans un cercle restreint. Pour pouvoir contrôler, dominer, il faut restreindre la diffusion de l’information. A deux reprises, par le passé, il a été créé un comité supérieur de l’énergie, qui devait être présidé par le président de la République et dans lequel un certain nombre de ministères devaient être représentés. Ce comité, qui était censé établir la politique énergétique du pays, ne s’est jamais réuni et n’a jamais été le cadre de prise de décision. Les décisions en matière de politique énergétique ont toujours été prises par le cercle de personnes initiées. Les grosses décisions politiques sont prises par le président de la République et le patron des services secrets. Les décisions plus courantes c’est le ministre. Les décisions techniques sont prises par le directeur de Sonatrach.


Entretien réalisé par Mohand Bakir et Kamel Tarwiht et publié dans le Soir d’Algérie du 1er octobre 2012 sous le titre : « Certaines déclarations du ministre de l’Energie font peur ».

*Le titre est de la rédaction d’Alger républicain



*Le titre est de la rédaction d’Alger républicain