Hommage à Tahar Djaout : l’assassinat des intellectuels par les terroristes islamistes

lundi 3 juin 2013

Il y a vingt ans, en juillet 1993, dans la revue Maghreb-Machrek, Smaïl Hadj Ali publiait, sous le nom d’emprunt de Mahjoub El Hamel, un dossier sur la mise à mort d’intellectuels algériens par les tueurs de la théocratie.
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Ce dossier paraissait alors qu’au même moment sévissait avec une rare violence en France, mais aussi en Algérie, relayé par de larges sphères, politiques, intellectuelles et médiatiques (1), - le sinistre « qui tue qui ».
Objectif de ce programme : isoler l’État algérien au plan international pour lui asséner le coup de grâce.

C’est grâce à la ténacité d’hommes de bonne volonté, amis sincères et désintéressés de l’Algérie, à l’image de Jean Leca, alors directeur scientifique de la revue Maghreb-Machrek, que le dossier put être publié.
Ce dossier comportait un texte pour Tahar Djaout, dont voici quelques extraits.

Note (1) Pensons à Reporter sans Frontières, et à son chef R. Ménard, un temps au service du Qatar, et spécialiste en fripouillerie politique et basses besognes contre la patrie.

Pour Tahar Djaout

Violence, exclusion, mort. Difficile d’introduire autrement ce dossier quand il y a tant de morts, et que la tragédie tenaille le corps et la tête de ce pays de «  longue peine », de nouveau plongé dans la tourmente et l’errance.

« Lorsqu’il arriva à la première oasis, des hommes mollement étendus, après s’être désaltérés, lâchèrent sur lui leurs chiens et déchargèrent leurs fusils. Et les tripes dans les mains il est reparti très loin sous le soleil couchant  » (Tahar Djaout, Solstice barbelé).

Ces morts annoncées résonnent comme une étrange fatalité, une sorte de permanence de la destruction, dans une société qui a perdu ses repères (1). Poète, chercheur, écrivain, universitaire, médecin, journaliste : tel était le métier, ou la fonction, des citoyens assassinés. Tels sont les profils passibles d’une mise à mort, soigneusement préparée, froidement exécutée.

Mais comment ne pas parler des autres, des anonymes ? Qui se souviendra du jeune homme de Kouba égorgé ? Parce que son frère était policier. Qui se souvient de cette jeune fiancée de 21 ans assassinée devant son domicile, parce que dactylographe dans un commissariat ? Se souvient-on de la petite fille de trois ans brûlée vive par le bûcher de l’intolérance en 1990, non loin de la ville de Tlemcen ? Raison de la sentence : sa maman vivait seule.

Comment ne pas parler des fractures sanglantes, humainement insupportables, qui, depuis quatre années, et quotidiennement, amplifient et cristallisent sans fin les antagonismes au sein de la société et des familles ? Ici et là, on s’interroge : à qui profite le crime ?

Poser la question de l’origine et des commanditaires de la liquidation d’une partie des intellectuels, douter des versions avancées, est la moindre des choses, lorsque de surcroît la tragédie algérienne se déroule dans un climat d’extrême confusion politique, exacerbée par des enjeux et des intérêts considérables, le plus souvent opaques, le tout sur fond de quête de pouvoir, de concessions politiciennes, d’alliances contre nature, et d’accaparement de l’Histoire.

Mais tout cela signifie-t-il que l’on doive fermer les yeux lorsque, très « naturellement », les crimes sont revendiqués, justifiés, expliqués ou encouragés, idéologiquement, à travers de nombreux supports médiatiques, par les chefs, les militants et les sympathisants de l’islam politique, quelle que soit sa mouvance par ailleurs.

Mais revenons aux intellectuels disparus. Compétents, créatifs, travailleurs, socialement irréprochables, enracinés au réel de leur pays et de leur société, quoi qu’en dise la propagande adverse, relayée ici et là par des « esprits sérieux », ces intellectuels exprimaient le refus d’une société uniformisée.

Si leurs analyses, leurs propos, leurs approches différaient - pluralité des idées oblige -, un objectif fédérait toutefois leurs démarches respectives : ils croyaient, ils ont cru, depuis quelques années pour certains, depuis plus longtemps pour d’autres, à une Algérie démocratique, pluraliste, moderne, de liberté(s), à une société et à un État de droit. Chacun à sa manière, leurs écrits ou prises de position en témoignent, ils ont refusé la fatalité, ou l’inéluctabilité de la « régression féconde » ou stérile, que portait en lui, et porte toujours le projet théocratique, qui, en tant que système totalitaire, fondé sur la culpabilité du monde, fonctionne et ne peut fonctionner qu’à l’exclusion symbolique et physique des individus. Avec l’assassinat de ces hommes, l’Algérie est entrée dans un cycle infernal de liquidation de l’intelligence. Dès lors, que peuvent encore signifier des mots tels que « réfléchir », « penser ». Comment penser, comment réfléchir lorsque les idées s’engluent dans des caillots de sang ? Quelle réflexion peut-on produire, quelles idées proposer, lorsqu’un espace public, c’est-à-dire l’univers du débat, de la critique, de la discussion, fondés sur les « principes de la raison », et qui place « l’individu au centre de l’échange », est désormais concurrencé par un espace du meurtre ?

« Le Mahdi fondateur m’échappa, profitant de mon surmenage, pour briser les verrous de ma tête. Comment supporter un tel coma ? » Tahar Djaout, L’invention du désert.

Le 2 juin 1993, après sept jours de coma profond, après avoir lutté de toute sa rare et ultime énergie contre la mort, Tahar Djaout, journaliste, écrivain, « poète-matheux », « né pour fraterniser », succombait aux balles qui lui perforèrent le crâne. L’un des complices des « assassins volontaires » avait déclaré après son arrestation pour justifier le crime : « Il a une plume redoutable. Il influe beaucoup sur les musulmans ».

C’est à peu près le même discours qui a été tenu, le 28 juin 1993, en direct sur Radio France International (RFI) : « La plume de l’esprit est plus assassine [sous-entendu que le pistolet] », Tahar Djaout aurait commis des « péchés de l’esprit »(2). Mais déjà le poète avait prédit : « Tuez-les, mes fils. Ils couvent un verbe subversif » (T. Djaout, L’Arche à vau-l’eau).

Tahar Djaout est né en 1954 à Oulkhou, petit village à 400 m de la mer, à vol d’oiseau, et à 15 km d’Azzefoun, le « Cap des Vents », en berbère, ex Port Gueydon, du nom d’un amiral criminel de guerre de la colonisation.

Azzefoun, cette petite ville déshéritée,« insignifiante » et ignorée par les pouvoirs publics, c’est aussi le pays d’origine- « Thamurt Naagh »-de l’artiste-peintre M’hamed Issiakhem, du grand maître inégalé de la chanson chaâbi El Hadj M’hamed el-Anka, meurtri par l’inculture bureaucratique de son vivant, du poète Bachir HadjAli, du compositeur Mohamed Iguerbouchen, et de tant d’autres artistes et créateurs nationaux. Mais Azzefoun, c’est encore le pays de Ahmed Oumeri, bandit d’honneur inlassablement pourchassé, par l’administration coloniale, puis assassiné, avec son compagnon Hadj Ali Mohand Arezki, suite à une trahison.

Quelques années après la naissance de Tahar Djaout, sa famille s’installe à la Casbah d’Alger, comme l’ont très régulièrement fait depuis plus d’un siècle de très nombreuses familles d’Azzefoun. C’est là qu’il passera une partie de son enfance et de son adolescence, c’est là sans doute qu’il découvrira les rires des escaliers sans fin, et la lumière « Nila », cette teinture bleue mélangée à la chaux qui recouvre les murs et les terrasses infinies de cette autre « montagne », « El Djebel », comme ses plus vieux habitants nomment encore la Casbah.

En 1971, T. Djaout a 17 ans. Il commence sa quête poétique. Comme ses « frères lumineux », Kateb Yacine, Arthur Rimbaud.

Période trouble, difficile, marquée par les arrestations et la répression des milieux progressistes (lycéens, étudiants, syndicalistes, militants de gauche). Période d’espoir aussi, puisque, avec et autour de Jean Sénac, apparaît et va rayonner une génération de jeunes poètes. Poésie de la « révolte », de la « négation », de l’« inacceptable », du refus de la résignation, « du mal de vivre et de la volonté d’être ».

Djaout nous le dit :

« J’entends monter de vous

La rumeur des fleuves

Et sourdre dans le sein

De vos squelettes têtus

Le refus de hisser

Le pavillon du silence »

(L’Arche à vau-l’eau)

Après des études en mathématiques et une licence de Sciences de l’information, Djaout « entre en journalisme ». Cela durera près de vingt ans. Il s’exerce d’abord patiemment à la critique littéraire au sein de l’équipe culturelle d’El Moudjahid.

Le supplément culturel du quotidien semble jouir pour l’époque d’une relative marge de liberté relative, car tout n’est pas admis, et la « serpe ostrogoth », la censure, tranche toujours la tête et le cœur du verbe, en ces temps-là.

C’es alors que paraissent ses premiers textes et poèmes, dans des revues de poésie comme Le journal des poètes, Marginales, Alif, Promesses, puis en recueils, dont Solstice Barbelé en 1974, L’Arche à vau-l’eau, en 1975.
En 1977, il commence à collaborer, sous un pseudonyme, à la revue Actualité de l’émigration.

Dès le début des années 80, il cherche, avec d’autres, à proposer, au sein de l’hebdomadaire Algérie-Actualité, un journalisme culturel d’opinion. A travers articles, dossiers, entretiens, il s’emploie à faire connaître, à révéler, créateurs, poètes, romanciers, artistes-peintres. Il restitue mémoire et filiation à la culture algérienne dont il disait « qu’elle a été faite en marge du pouvoir ». Des noms que l’on n’entendait plus guère citer sont proposés : Jean Amrouche, Jean Sénac, Mouloud Feraoun. Et plus tard Mouloud Mammeri, Bachir Hadj Ali.

Après la tragédie d’octobre 1988, Tahar Djaout mêle son combat plus directement à celui de la société. S’il se refuse à toute appartenance politique au sens partisan du terme, il s’intéresse à la politique, comme expression des choses de la Cité, et comme apprentissage d’une citoyenneté à conquérir. Il s’implique dans un combat journalistique de terrain, qu’expriment ses chroniques hebdomadaires dans Algérie-Actualité : « Ceux qui refusent de s’accommoder de la défaite de la raison et du sommeil de la pensée, ceux qui élèvent aujourd’hui la voix, qui s’organisent pour défendre les libertés, qui lancent une énergique mise en garde aux tentations totalitaires, ces hommes et ces femmes sont l’honneur de l’Algérie ». Il est de « ceux qui refusent  », lorsque, de sa silhouette fragile, de son regard doux, et de sa voix murmurant les galets de sa source natale, il rejoint discrètement le Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques (R.A.I.S.), en novembre 1989, pour participer à un colloque sur le phénomène de l’intolérance. Il y présente une réflexion dense et courageuse sur un système éducatif pourvoyeur d’interdits, producteur de fanatisme, et castrateur d’enfance.

Au cours du même mois de novembre, il signe et soutient le « Manifeste pour la démocratie et la tolérance », lancé à l’initiative du R.A.I.S.Ce Manifeste était un cri d’alarme face à « la montée d’un terrorisme au quotidien, qui s’apparente totalement au fascisme, d’autant plus dangereux qu’il accapare la religion et qu’il bénéficie d’une complaisance inadmissible de la part des pouvoirs publics : en témoigne la liste déjà trop longue de ses méfaits, depuis mars 1989, perpétrés contre des femmes, des enfants, des adolescents, des syndicalistes, des artistes, intellectuels, scientifiques (insultes, appels à la haine et au meurtre, menaces de mort, exécution de ces menaces, attentats au feu et au fusil, police parallèle)  ». Le Manifeste appelait « tout citoyen » à poser les conditions d’une véritable démocratie*.

Homme libre, critique à l’égard du pouvoir et des pouvoirs, intellectuel « dérangeur », Djaout écrivait dans l’un de ses derniers articles publiés, fin 1992, dans Algérie-Actualité, qu’il allait quitter pour fonder comme directeur de la rédaction, au début de cette année 1993, avec un groupe de journalistes, l’hebdomadaire Ruptures : « Ces deux dernières années, au moment paradoxalement où elle s’ouvrait au pluralisme, l’Algérie, privée de gouvernail, avait dérivé puis tourné en roue libre ; il s’en est fallu de peu qu’elle ne sorte de l’Histoire. Par un laxisme qui s’est avéré être de la complicité, le pouvoir en place a laissé la voie libre pour que la société algérienne soit violentée et humiliée par les discours les plus inadmissibles, les doctrines les plus fascisantes, les théories les plus extravagantes. Bien peu de gens se sont élevés avec assez d’indignation et de vigueur pour dénoncer ce fascisme au quotidien ».

Dès lors, que dire, que répondre aux mensonges et aux calomnies proférés par ceux, qui, non contents, on l’a vu, de justifier le meurtre de Tahar Djaout, le présentent dans la presse algérienne comme un « légitimateur », « gestionnaire », un « auxiliaire intellectuel du pouvoir », affirment catégoriquement que « le revolver est le dérivatif naturel » « lors qu’il n’y a plus d’espace d’expression démocratique », ajoutant pour rendre leurs propos mortifères encore plus intelligibles : « Ces intellectuels [assassinés], ne symbolisent rien. Ils symbolisent une aliénation ». « Auxiliaires intellectuels », « aliénation », « péchés de l’esprit », « traîtres à l’esprit »...

En 1974, Roland Barthes écrivait : « Le procès que l’on fait périodiquement aux intellectuels est un procès de magie : l’intellectuel est traité comme un sorcier pourrait l’être par une peuplade de marchands, d’hommes d’affaires, de légistes ; il est celui qui dérange des intérêts idéologiques. Un tel procès peut exciter périodiquement la galerie comme tout procès de sorcier ; son risque politique ne doit cependant pas être méconnu : c’est tout simplement le fascisme qui se donne toujours et partout pour premier objectif de liquider la classe intellectuelle »

C’est « tout simplement » le fascisme, quelle que soit sa couleur, qui a « liquidé » Tahar Djaout.

Il laisse trois fillettes et une veuve enceinte d’un quatrième enfant.

« Alors l’idée même d’oasis sera ensablée, et ne demeurera que le tact des récifs nous ballottant dans une errance noire et indénombrable » (Tahar Djaout, Insulaire, 1980).

Smaïl Hadj Ali

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* Ce dossier a été établi par Smaïl Hadj Ali, sous le pseudonyme de Mahjoub El Hamel, qui a rédigé les textes et rassemblé les documents dont nous donnons ci-après des extraits.

Au moment où nous rédigions ces quelques lignes, l’écrivain Merzak Bagdache échappait à une tentative d’assassinat, tandis que le journaliste de la télévision Rabah Zenati était assassiné devant le domicile familial.

Radio France International avait convié à une table ronde l’écrivain algérien Rachid Mimouni et Rachid Ait Daoud (pseudonyme de R. Benaïssa, traducteur à l’UNESCO). Ce sont les propos de ce dernier qui sont cités ici.

LA MORT EST LEURTIER.

À Tahar Djaout,

Dire l’île natale diaprure ensanglantée

Envahie de chouyoukh sanguinaires

Assoiffés de malheurs de pouvoirs putrescents

Avides de petites filles de jeunes adolescents

Dire les dessous de table les soumissions putrides

Des marchés conclus

Dire ma capitale souillée par les purulences

De la horde sauvage engrossée

Par la peste légitimée

Dire la route entre chiens et loups

Couverte du linceul des douleurs différées

Dire la promenade égorgée

Au cœur des rêves orangers

Dire l’escalier inondé de poitrines matinales

Guidées par les yeux étincelles sonores

Dire l’impossible ciel asphalté

Plombé de larmes encore libres

Dire l’impossible tunnel luminescent

Mêlant la mort et l’azur des cils

Dire l’impossible mer qu’on croyait

Pouvoir étreindre pour retenir ton souffle

Dire la lumière de nos désespoirs

Noyés de femmes bleues de flamboyants

Dire la douleur impossible

Et les pas des attentes affolées

Dire le feu du soir plaqué sur le sang bitumé

Dire cette chambre morte sur la pointe des pieds

Dire l’ultime tristesse tendue sur l’iris des regards

Dire l’impossible errance de ton affection cristalline

Dire ta voix murmurée par les galets de la source

Redire Tahar nous arrivons nous courons

Arrêtes- là Tahar éloigne-là respire, respire encore

Réveille-toi lèves-toi, ekker aya egma

Les moutons broutent la mort

Et les « fils de la chienne »

Pissent sur l’innocence de la lune

Encore.

Smaïl Hadj Ali

Bab el Oued-Bainem. Mai 1993.