Juliette Acampora, une âme de Bab El Oued qui s’en est allée

dimanche 24 avril 2022
par  Alger republicain

Elle est partie Juliette. Elle est partie rejoindre son compagnon de toujours, parti dix an plus tôt. Avec lui, ils ont vécu leur amour pour l’Algérie jusqu’au bout

Juliette est la cadette d’une fratrie de 7 enfants, la seule à être née en Algérie. Ses parents, les Garcia, ont fui la misère en Espagne et sont venus en Algérie au début des années trente. Ils se sont installés à Village Victor, non loin de Notre Dame d’Afrique sur les hauteurs de Bologne (ex-Saint Eugène). Ils travaillaient dur, les Garcia, et gagnaient mal leur vie. Ils activent aussi dans un milieu ouvrier militant, et sont fervents communistes. Un matin de 1936, son père part aider la république espagnole, les armes à la main, pour combattre le factieux anti-républicain Franco. Il trouve la mort quelques mois plus tard non loin de Cartagena. Sa mère se retrouve seule avec ses 7 enfants à faire des ménages, des étoiles aux étoiles, dans les grandes maisons de Baïnem pour nourrir tout le monde. Les enfants donnent la main très tôt. Juliette disait avoir grandi dans l’amour, mais aussi dans la rudesse. Elle a commencé à travailler et à faire des ménages dès son jeune âge.

Parfois, le soir après souper, la mère emmène ses enfants (surtout les petits) aux réunions chez madame Vidal. Juliette est étonnée de voir ces chants, cette ferveur des camarades, devant des portraits de Lénine, et tous ces personnages qu’elle y rencontre avec sa mère, qui continuera à activer dans les associations de républicains espagnols, à l’Orphéon d’Alger, ainsi qu’au PCA jusqu’à la fin de sa vie. Juliette grandit et baigne dans ce milieu communiste et ouvrier de Bab El Oued.

Juliette est une femme heureuse et fière des siens, quand elle rencontre Georges Acampora, son « Georgeot », qu’elle épousera à la fin des années quarante. Au grand dam de sa mère qui lui avait dit : « Pas un italien ! » Mais qu’elle adorera par la suite, quand elle apprendra à connaitre le bonhomme. Avec lui, Juliette commence une vie de militante active au sein du PCA, mais aussi dans les syndicats, au plus près des luttes des travailleurs des usines de Bab El Oued, le porte-à-porte, etc. Elle milite notamment avec Pierre Cots et Marie-Rose Peretto, et fréquente Louis Pont, Valero, Climent, Solbès et d’autres figures militantes du PCA. Ils sont en harmonie avec cette vision antiraciste et anticolonialiste que le PCA veut promouvoir dans les milieux européens. La vision du PCA bien comprise d’une Algérie indépendante « qui respecterait les intérêts des Algériens de toutes origines », ils la font leur, et ne vont cesser de militer jusqu’à l’éclatement de la guerre de Libération nationale algérienne, dans laquelle ils vont plonger et mettre pleinement leurs convictions en actes.

Georgeot intêgre l’ALN, après l’accord conclu par son parti avec le FLN en juillet 1956, portant sur l’intégration des groupes armés des Combattants de la Libération dans ceux du FLN. Il s’occupe des armes, qu’il répare, fournit, transporte. Il sera intégré au commando de choc du Grand-Alger où il mènera nombre d’actions notables dans Alger. Juliette active de plusieurs façons à Bab El Oued, et auprès des prisonniers Algériens et apporte la solidarité. Elle s’occupera entre autres des affaires de Fernand Iveton à la prison Barberousse, et gardera très longtemps la valise de ses vêtements qu’elle devait lui amener le jours ou il fut exécuté. Georgeot est arrêté, après un attentat contre le commissariat de police de Salembier sur les hauteurs d’Alger. Il est condamné à mort et incarcéré à Barberousse, pendant que Juliette est arrêtée et conduite au commissariat central d’Alger. Interrogée pendant plusieurs jours, maltraitée, et harcelée par la police française nuit et jour, avant d’être relâchée. Mais malgré les pertes et les souffrances de Juliette, Georgeot sera gracié, et ils auront le bonheur de connaitre l’indépendance de leur pays, la liesse, les espoirs, la liberté …

A l’indépendance, ils entament une vie de quartier à Bab El Oued, ou ils tissent avec tous le monde des relations fraternelles et de solidarité et deviendront de véritables célébrités locales. Ils seront adoptés et adorés par toute la population de Bab El Oued, qui aura le bonheur de partager 60 ans de vie commune avec ces deux personnes uniques en leur genre. Georgeot et Juliette adopteront et élèveront plusieurs enfants de voisins dans le dénuement, en bonne intelligence avec eux. Georgeot, devenu colonel des pompiers, après avoir fait toute sa carrière dans la protection civile, continuera à former des jeunes bien après sa retraite à la fin des années 80, devenant une véritable idole des pompiers d’Alger.

Il continue à défendre leurs aspirations à la justice sociale et à la dignité en leur expliquant qu’elles seront réalisées dans le socialisme. Ils militent au sein du PAGS jusqu’au début des années 90.

Durant les années terribles du terrorisme, ils furent protégés et parfois cachés par leurs voisins quand la menace de commando terroriste contre eux se précisait. On les poussa à partir en France quelques temps pour leur sécurité. Mais après quelques semaines, ils rentrent au bercail, car, comme disait Juliette « Je me sens plus en sécurité ici à Bab El Oued ou je connais tout le monde, qu’à Martigues ou on ne connaît personne et où les voisins ne se parlent pas ! »

C’est vrai que Juliette, du haut de ses 92 ans à Bab El Oued, le connaissait bien, son quartier, habitants compris. Sa maison était un phare pour nombre de personnes de milieux et d’horizons différents (militants communistes algériens, anciens de l’ALN, compagnons de luttes ou de prison, voisins, gens simples, famille éloignée…

Il est impossible de tout dire sur la vie Juliette Acampora, ce n’est pas le propos de mon texte. Mon propos est davantage de parler de « Tata » Juliette, et de rapporter un peu de ce bonheur que j’ai eu de passer nombre de week-end avec mes parents en « famille » chez tonton Georgeot et Tata Juliette, étant d’une famille de militants du PCA, les Gallinari, amis intimes des Acampora. Juliette nous préparait sa recette des sépias farcis, et, dans son accent puissant du Bab El Oued des années 40, nous racontait les histoires de cette vie de militants épris de justice sociale et de bon sens ouvrier, l’ancien quartier de la marine, Bab El Oued d’avant-guerre, cette fameuse section communiste de Bab El Oued, foyer d’ouvriers communistes européen qui ont tous milité et lutté pour l’indépendance de l’Algérie, se plaisait-elle à préciser. Les voisins passaient, et l’on prenait longuement le café de Juliette, on écoutait, on savourait…

Les voisins venaient la voir tous les jours et prenaient soin de Juliette depuis que Georgeot était parti voilà dix ans. La maison, même sans Georgeot, continuait à être remplie des voisins, des amis. Les pompiers de Bab El Oued dépêchaient quotidiennement un ou deux agents pour s’occuper de Juliette selon ses moindres besoins (déplacements, courses).

Mustapha, un des plus fidèles amis pompier prenait tout son temps et son attention pour elle. Un ange. Mustapha Fettal, ancien condamné à mort et ami de Georgeot, a dit des Acampora que c’étaient des gens de devoir. Je crois que c’est ce que l’on peut dire d’eux, et ce qu’ils ont été jusqu’à leur dernier souffle.

Juliette, de là ou tu es, saches que ton accent, ta joie de vivre naturelle, ta gentillesse et ta force nous manquent déjà, mais ton exemple et celui de Georgeot, eux sont intacts à nos yeux, et nous donnent la force d’être nous-mêmes et de croire en des lendemains qui chantent, même quand ce n’est pas gagné d’avance

Khaled GALLINARI

22 avril 2022