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PREMICES DE NOVEMBRE avec deux Rebelles – journalistes à Alger Républicain : Mohamed Dib et Kateb Yacine
vendredi 11 novembre 2016, par
L’Algérie fête Novembre, cet article veut montrer la bataille des intellectuels et de jeunes journalistes, Kateb Yacine et Mohamed Dib qui dès 1949, par leurs idées et leurs articles, ouvrent un front dans le quotidien Alger Républicain et œuvrent en première ligne pour leur pays.
Face à la violence viscérale du système colonial, face à la répression terrible de mai 1945 qui sonne le glas des programmes réformistes, des tractations assimilationnistes, face à une presse servile, de jeunes intellectuels algériens se font recruter dans un journal qui dès le 25 octobre 1947 ose déclarer : « le colonialisme, voilà l’ennemi », véritable déclaration de guerre qui prépare les premiers coups de feu de novembre 1954.
Il n’y a pas que l’O.S. - créée en 1947 – qui cherche à mobiliser les masses, on décèle déjà, dès cette période, un certain « activisme » parallèle à celui des partis indépendantistes dans Alger Républicain qui se présente comme le quotidien de la démocratie « qu’on ne peut impunément attaquer » comme le déclare un jeune journaliste Kateb Yacine, à peine âgé de 20 ans ; avec Mohamed Dib, âgé de 30 ans, ils vont animer un front idéologique anti-colonial.
Tous les deux, ils vont être les ardents défenseurs de la « voix de la vérité » et font une entrée fracassante dans le journal, affichant avec panache leur détermination, leurs convictions. Tout l’intérêt est que ces jeunes « activistes » ne sont pas obligés de fourbir leurs armes dans le secret de la clandestinité, c’est au grand jour que ces deux rebelles se battent et font entendre leurs voix ; avec eux le journal s’embrase.
Dans une rencontre organisée en janvier 1987 à Montpellier autour de la vie culturelle à Alger(1) Kateb Yacine témoigne que sa participation à la vie culturelle démarra :
« … dans un journal quotidien qui s’appelait Alger Républicain. Nous avions une page littéraire tous les mercredis et on cherchait à ce moment ce qu’on pouvait bien mettre dans cette page ».
Cette page spécialisée s’intitulait [**« LES LETTRES, LES ARTS, LES SCIENCES »*] ; c’est elle que nous voulons mettre en valeur aujourd’hui, souligner son importance. Mohamed Dib et Kateb Yacine sont à la recherche d’un nouvel outil d’expression, ils se battent pour contribuer à une vie culturelle algérienne. Kateb reconnaît d’ailleurs l’importance de cette page et plus précisément la portée fondatrice de l’année 1950. A la réunion de Montpellier, il déclare encore :
« Cela me met hors jeu quand on dit la culture à Alger de telle date à telle date. Moi ça m’inspire pas beaucoup. Pour moi il y a une culture algérienne en général. 1950 pour moi, ça veut dire quelque chose effectivement ».
Le lecteur va sentir très vite que Dib et Kateb ont su très bien remplir la page spécialisée et en faire une page incandescente, sulfureuse, affirmant à travers elle la culture comme acte de résistance, proposant la culture comme une autre forme de lutte. Ils ouvrent dès lors un véritable front de luttes culturelles – en pionniers – qui va donner naissance à une identité culturelle, une algérianité aux multiples facettes, exhibant leur Histoire, leur insolence politique et leurs amours ! C’est un véritable combat face aux tentatives d’hégémonisme de la culture de la « race nouvelle », du « peuple neuf », de « la langue neuve » des Français d’Algérie dont Albert Camus se fait le défenseur, le chantre (ce sont ses propres mots) dans de nombreux articles, essais, discours, et articles de critique littéraire...
La page de Kateb et de Dib va justement miner le discours de l’autre, le discours dominant ; elle devient « une manifestation réelle de l’esprit algérien ». En fait, tous les écrits de nos deux jeunes journalistes forment un texte mosaïque s’emparant d’une nouvelle liberté d’expression pour réunifier la culture et les forces progressistes, organiser les bases socio-historiques d’une fracture plus à gauche du journal.
En même temps, ils vont faire un travail prodigieux : donner naissance à un champ littéraire algérien qui va exister – grâce à eux – dans et par la presse. En février 1950 on a l’impression qu’ils ont lancé une véritable offensive, cherchant à faire sortir de l’étouffement et de « la conspiration du silence » la jeune poésie algérienne.
« Sauvons la poésie algérienne de l’oubli »
intime Mohamed Aziz, autre compère, dans un billet audacieux et percutant. Il accorde une grande importance à la poésie populaire qui pourrait être source d’inspiration, « Un trésor pour nos jeunes écrivains », l’article a le ton du Manifeste :
« Maintenant que nos jeunes écrivains, nos artistes, nos acteurs se tournent vers elle et en tirent les chefs d’œuvre qui feront d’eux l’avant-garde d’une nouvelle littérature populaire et démocratique par son contenu » (février 1950).
En mars 1950 la page offre une existence à « la jeune poésie algérienne » (un gros et énorme titre) à laquelle ils vont donner naissance d’une manière explosive, fastueuse ; ils entrent en scène, ils s’annoncent. Auparavant, ils se sont fait entendre à Paris « dans les salons de la maison internationale des Pen-clubs » nous dit le chapeau qui fête l’événement : « des œuvres des jeunes poètes algériens Mohamed Dib et Kateb Yacine ont remporté un très brillant succès ». Il ne faut pas se méprendre, il ne s’agit pas de poésie mondaine(2).
C’est une véritable page polyphonique, offrande poétique où les deux voix entremêlées élèvent un chant d’amour « à la fille des prolétaires » pour Kateb et à Vega pour Dib ; les deux poèmes publiés se juxtaposent. Pour Kateb, la fille du peuple est sa première source d’inspiration, c’est elle qui réveille sa mémoire, lui fait pousser son cri, il élève à l’existence littéraire la « Porteuse d’eau », figure féminine obsédante :
« Je ne saurai dire son nom sans trahir le secret de sa demeure : elle en pleurerait, sachez-le, la douce habitante du plus ancien taudis de la capitale, la noble porteuse d’eau à l’aube.
Détournez-vous quand elle circule ! Car elle n’a jamais pris garde à sa beauté, dans l’impasse où mon cœur ombrageux la poursuit, à l’aube toujours à l’aube quand la foule décimée gît comme une bête aux dents brisées que terrassent d’interminables couteaux :
Comme un poignard au sein de la foule, la fille des prolétaires porte un seau d’eau à l’aube et n’a pris garde à sa beauté ».
Kateb scande sa flamme
« Mais je veille hargneux à sa porte, enveloppé dans une cuirasse de silence, prêt à de séculaires chants d’amour »,
et tisse un écho profond avec la prière d’amour de Dib :
Mon château si profond ôMon amour et fort sans mursDonne jour et amertumeSur un terrain de supplicesEtages très doux d’ennuiVos déserts d’horreur gardez-lesRayonnants toujours quartiersD’or aux pâleurs d’espritIl n’est pas ombre que vousN’ayez songée dérisoire.
Ce travail à deux se poursuit et apparaît comme un véritable travail d’équipe en mars et avril 1950 quand il s’agira de défendre Nazim Hikmet. Kateb signe un retentissant billet avec comme injonction
« Libérez Nazim Hikmet ! »,
véritable appel à « tous les intellectuels, à tous les progressistes d’Algérie » pour ouvrir les portes de la prison au « Rossignol d’Ankara » dont il libère la voix en publiant juste sous le billet les « Lettres de prison », en date de 1947.
C’est dans la connivence et dans une grande complicité morale et intellectuelle que nos deux jeunes journalistes s’accordent pour un billet signé cette fois par Dib où il s’indigne à son tour et où il réclame « la libération pure et simple », refusant le déni de droit, l’exil auquel le condamne le gouvernement turc. Tous les deux profitent du journal pour se faire éditeurs encore des Lettres de prison ; la voix du « poète de la liberté » se greffe intimement à celle de Dib :
« C’est beau de penser à toiOn y trouve de l’espoirOn y entend la plus belle des chansonsDe la plus belle des voixMais l’espoir ne me suffit plusJe ne veux plus entendre des chansonsJe veux chanter »(1945)
Cette page culturelle d’Alger Républicain du 12 avril 1950 est remarquable, elle porte en gros titre
[*HOMMAGE A NAZIM HIKMET*]
et Kateb fête aussi Nazim, le célèbre à sa manière par une aubade poétique et à travers son poème il élève le chant de Nazim au rang de l’Internationale ; on voit l’internationalisme de nos deux journalistes, où l’ode de Kateb à Nazim s’intitule elle-même « Poète de l’Internationale » où il nous fait entendre avec certitude en finale que :
« Les chants de Nazim Hikmet
font s’ébrouer les colombes »
C’est un beau chant qui monte, qui s’élève :
« Internationale à la mémoire aussi profondeQu’un cri de veuve répercutéDe cimetières en berceauxFille du peupleBeauté du peupleC’est toi qui éclairais les barricades des communardsUne nuit de juin : la même nuit tombaitSur les guerriers vaincus d’AbdelKaderInternationale libératricePour toi nous illuminerons nos douars ».
C’est un concert de voix qui organise dans cette page sa défense, qui cherche à faire scier les barreaux de sa prison, à le faire sortir de sa cage, à lui ouvrir les portes du cachot de la prison de Brousse. Sous le billet de Dib, une lettre de l’Association Internationale des juristes démocrates, présentée par Alger Républicain comme un « document inédit sur l’affaire » apporte le point de vue juridique, le droit, la légalité ; elle fait la démonstration du déni de droit et vient mêler la voix des ténors du barreau international à cette belle défense dont voici un des plus beaux plaidoyers :
« L’opinion publique mondiale, aujourd’hui informée, s’émeut devant le martyr de l’un des plus grands écrivains et des plus nobles esprits de ce temps.
Sa vie est en danger. Nous demandons cette libération en vertu de la législation turque […]. Le maintien en détention de Nazim Hikmet est aussi illégal que les condamnations prononcées contre lui ».
Un inter-texte de signatures forme cette belle page, la lettre est signée par D.N. Pritt, Président Conseil du Roi, membre du Parlement britannique et par Joe Nordmann, avocat à la Cour de Paris, Secrétaire général.
Nos jeunes journalistes savent se documenter et dans leurs textes Kateb comme Dib ne perdent jamais de vue leur pays, leur terre natale. Ils conjuguent leurs efforts constamment pour étoffer cette page et renforcer principalement la ligne de front qu’ils ont ouverte, la dotant d’une forte ligne programmatique. C’est Dib qui nous offre la surprise – en avril 1950 – d’un article détonnant, comme un brûlot mobilisateur.
Avant même l’avènement de Novembre, Dib définit le rôle des intellectuels, lance un appel pour leur engagement ; dans cet article-manifeste il pense qu’ « il serait inconcevable » qu’ils laissent « inutilisé le bénéfice » de leur position, il insiste « sur la responsabilité », leur propose un vaste chantier « mais tout cela n’est réalisable que dans la mesure où nos artistes et écrivains sauront trouver leur place dans le mouvement large et impétueux de libération nationale ».
Ils doivent aussi forger des « nouvelles valeurs », se mêler à la lutte de « notre peuple aux forces oppressives du colonialisme ». Dib cherche à les rassembler ; il leur invente d’autres horizons :
« Ecrivains et artistes doivent vivre de tout leur cœur cette ardente lutte, y consacrer entièrement leurs talents »... « Les souffrances », « les efforts admirables du peuple » deviendront « la matière d’œuvres belles et puissantes ».
L’article affiche sa radicalité ; on voit comment Dib cherche à construire une conscience collective à l’unisson avec le peuple algérien ; il cherche à susciter chez les intellectuels, les artistes, une conscience nationale ; il ne veut pas qu’ils soient à la traîne de l’Histoire, il les veut au cœur du combat.
Kateb et Dib vont tous les deux d’ailleurs donner naissance à des œuvres fortes : L’Incendie, La Grande maison, Nedjma, sont bel et bien ces « œuvres de vérité qu’il appelle de tous ses vœux et qui libèrent « l’expression authentique de notre sensibilité », des œuvres de chair et de sang. »
Dans cette nouvelle ligne programmatique, l’article de Dib résonne comme une véritable déclaration de guerre, c’est un texte libératoire où il cherche l’efficacité de l’action pour « aller de l’avant » et trouver sa place dans « le mouvement large et impétueux de libération nationale ».
Ces deux libérateurs profilent à la moindre occasion un devenir à l’Algérie, à son peuple et cela quel que soit le genre de leur écrit, parfois dans des articles inattendus comme celui de Kateb quand la page spécialisée livre un extraordinaire article au titre si surprenant « Molière et les Algériens » à propos d’une adaptation en Arabe du « Malade imaginaire » le 8 février 1950. C’est une première, c’est lui qui inaugure la page culturelle ; on constate l’acuité de sa pensée et comment son analyse du théâtre de Molière le dérive d’une façon extraordinaire vers sa société d’origine. Il ne s’agit pas d’une critique intrinsèque, bien au contraire, le jeune journaliste montre une appropriation critique de la culture de l’autre où germine et s’affirme sa créativité annonciatrice d’une autre scène (la sienne !), où il se fait son propre théâtre, mettant en représentation des éléments qui lui permettent d’une façon oblique de se dégager une spécificité, à la recherche pour ainsi dire de son aire culturelle, délimitant les frontières de sa territorialité.
On décèle à travers l’évaluation positive du théâtre de Molière les fondements populaires de son théâtre futur. Il rêve son théâtre sous de nombreux aspects, sujets sociaux comme celui de l’obscurantisme « mal familier aux Algériens ». Il pose le problème brûlant de l’adaptation du grand théâtre international en Arabe et définit dans ce contexte le rôle des acteurs algériens :
« il leur faut serrer de près les perspectives de Molière sans quitter d’un pouce la société algérienne d’aujourd’hui »
Il établit sa liaison avec les masses, il cible son public :
« Nous, notre tâche est de faire vivre Molière dans le cœur et l’esprit de la grande foule des simples gens » qu’il draina plus tard – 100.000 spectateurs pour « Mohamed prend ta valise ».
Le lecteur peut voir l’importance de cet article dans la genèse de sa pensée et de sa pratique théâtrale. Comme point nodal on retiendra la question pertinente de la langue ; il adhère déjà à l’utilisation de « l’Arabe parlé et de ses ressources » et finalement en arrive à définir un « Théâtre algérien » beau sous-titre qui opère un glissement et fait de ce simple article journalistique le Texte Théorique (très détaillé) fondateur d’un Théâtre Algérien - il rêve d’une scène pour son pays – qui doit capter selon lui à sa source le profond courant des sentiments et des aspirations populaires pour un « devenir grand », mais qui doit aussi capter les richesses du théâtre international qui doivent « frayer le chemin à notre propre genre ».
Ainsi donc il esquisse les premiers pas de l’art dramatique post indépendant. Belle levée de rideau sur un théâtre futur, belle bataille théâtrale ; dès cette époque il a la conception d’un théâtre décalé, non élitiste, qu’il n’enferme pas dans les salles, amoureux déjà d’un théâtre qui se fait en troupe, qui prend la route et qui se joue devant les masses comme pour « L’Homme aux sandales de caoutchouc »
Alors qu’à travers une rubrique de politique internationale, Kateb met au jour les mécanismes conduisant à la dérive de l’Afrique, à la domestication de sa population, à sa féroce exploitation, à sa mise en esclavage, montrant le dessous des cartes, il réoccupe en septembre 1950 la page culturelle ; il élève un chant infernal pour dire les tourments de son continent, à travers une poésie visionnaire, incandescente, affirmant une connaissance secrète, intime ; son cœur brûle pour l’Afrique(3) :
Le soir en compagnieDes infirmes et des enfantsSur le port d’AlgerQuand l’aubeDévorée de feuBrise les eauxEt ronge les étoilesJe rêve au milieuDu peuple éveilléAux terres désertesDe l’AfriqueOù rodent les paysansBlêmes tels des cadavresDe leurs profondes tombes chassésPeuple errantSous les décombres de tes gîtes décimésJe te connaisPour avoir saigné dans tes forêtsPeuple malgacheDe cette barque au port d’AlgerJe revoisNos pays murés dans l’esclavage[…]Fils de l’AtlasQuand vous mouriezBrûlés dans les cavernesEt vous MalgachesQuand vos corps éclatésRoulaient sur nos rivagesC’est le même crimeEt la même souffranceLa vieille AfriqueAu cœur percé de flèchesQue croulent les prisonsEt que soient honorés les ancêtres[…]Debout pour libérerLa vieille AfriqueAu cœur hérisséDe flèches et de fleurs »
Kateb compose le premier hymne libératoire de tout le continent. Toute la tragédie de l’Afrique s’entend dans ce drame sonore retentissant.
Ainsi donc Alger Républicain est leur première vitrine et leur fabrique. C’est une bien belle vitrine que le journal leur offre et ils se mouillent, s’impliquent d’une façon sidérante, mettant en place toute une stratégie et par leurs rêveries inventent d’autres horizons.
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Hamouda Ouahiba
Octobre 2016
Notes :
(1) Vie culturelle à Alger, 1900-1950. 1996, éd. Paul Siblot
(2) Bien plus tard – dans cette rencontre à Montpellier – Kateb expliquera sa présence à Paris en rapportant les déboires qu’il a eus à Annaba pour diffuser « Soliloques ». Il raconte comment naïvement il a apporté son recueil de poèmes à La Grande Librairie d’Annaba pour l’exposer. Après il s’est rendu compte que le livre « avait été mis dans un coin », « j’avais un nom indigène, alors du coup ça me montrait que je ne pouvais pas percer dans le système de l’Algérie française […] il n’y avait pas notre place dans ce système-là. Il fallait venir ici. Et même ici, même ici... ». Même son beau romain Nedjma fut refusé plusieurs fois... « Par exemple, aux éditions du Seuil... Je l’ai amené pendant sept ou huit ans... c’était toujours le même, je faisais semblant de changer mais rien à faire, il était toujours refusé »
(3) On l’entend déjà dès 1947. Il a mal à l’Algérie, il a mal à l’Afrique.
« J’ai suivi l’oiseau des tropiques
Aux randonnées sublimes
Et me voici sanglant
Avec des meurtrissures
Dans mon cœur en rictus !
Bonjour, Forge, mai 1947