Esclavage moderne au Qatar : la société française Vinci veut réduire ses critiques au silence

mercredi 22 avril 2015

Il y a quelques semaines, l’association Sherpa [1] déposait plainte en France contre Vinci, allégant des atteintes aux droits des travailleurs et aux droits humains sur les chantiers de l’entreprise au Qatar.

Aujourd’hui, la firme de BTP contre-attaque en déposant plainte pour diffamation et en réclamant des dommages et intérêts extrêmement élevés non seulement à l’association, mais à ses salariés... tout en admettant par ailleurs l’existence de problèmes sur ses chantiers ! Sherpa dénonce une « tentative d’intimidation » mais se déclare confiante : « Les preuves sont là. »

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Confirmant ses menaces, l’entreprise française de BTP Vinci a assigné à comparaître l’association Sherpa et plusieurs de ses salariés et responsables pour diffamation, leur réclamant plusieurs centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts [2]. Le 23 mars dernier, Sherpa avait porté plainte avec la CGT contre Vinci Construction pour « travail forcé, réduction en servitude et recel » dans le cadre de ses activités au Qatar.

En vue de la Coupe du monde 2022, le petit émirat (dont le fonds souverain est un actionnaire de Vinci) a multiplié les grands chantiers urbains, attirant des milliers d’ouvriers migrants, venus de pays comme le Népal ou l’Inde.

Depuis plusieurs mois, syndicats, journalistes et associations tirent la sonnette d’alarme sur les graves atteintes aux droits humains dont ces chantiers sont le théâtre. Plusieurs centaines de travailleurs migrants sont déjà morts du fait de conditions de travail et de vie déplorables, inadaptées au climat du Qatar. La pratique généralisée de confisquer les passeports à leur arrivée dans l’émirat, associée à l’absence de libertés syndicales, empêche souvent les ouvriers de revendiquer leurs droits, de changer d’employeur ou de rentrer chez eux.

Selon Sherpa, qui a mené l’enquête sur le terrain et déclare avoir rassemblé de nombreux éléments « accablants », les conditions d’esclavage moderne se retrouvent aussi sur les chantiers de Vinci, quoiqu’en dise l’entreprise (lire nos articles Esclavage moderne sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar : plainte contre Vinci en France et Conditions de travail sur les chantiers du Qatar : quel est le rôle de Bouygues et Vinci ?).

Commentaires du PDG de Vinci, Xavier Huillard, lors de la récente Assemblée générale du groupe : « Nous sommes indignés car nous travaillons depuis des années pour l’amélioration des conditions de travail. Nous réfutons ces accusations et portons plainte pour diffamation. Nous faisons partie des bons élèves... et nous tirons les autres vers l’amélioration. Tout n’est pas parfait mais nous continuons cette amélioration, en travaillant également sur les sous-traitants [3] »

Procès bâillon

Non contente de cibler Sherpa en tant que telle, Vinci vise aussi personnellement plusieurs de ses salariés et bénévoles, leur réclamant des dommages et intérêts à titre individuel. Pour l’association, c’est un exemple typique de « procès bâillon », à travers lequel une entreprise cherche à intimider ou à se venger de ses critiques à travers des procédures judiciaires à vocation punitive [4]

Les ressources dont disposent les entreprises leur permettent de maintenir ces procédures artificiellement en vie. Pour les associations, les syndicalistes et les individus qui en sont victimes, en revanche, elles sont souvent épuisantes, humainement et financièrement ; c’est d’ailleurs le but recherché. Même si elles finissent par perdre dans l’immense majorité de cas (il n’est pas rare qu’elles abandonnent les poursuites quelques jours avant le procès), les firmes sont rarement condamnées pour procédure abusive. (Sur les procès bâillons, lire notre article : Quand les multinationales utilisent le droit pour faire taire leurs critiques.)

Une bien triste démarche, donc, de la part de Vinci, qui cible ainsi une association qui, avec d’autres, joue un rôle essentiel de vigilance, d’alerte et d’interpellation sur la protection des droits humains. Ce qui devrait suffire à la protéger contre les procédures de ce type, surtout lorsque le PDG de Vinci admet lui-même que « tout n’est pas parfait ». Il est vrai qu’avec Notre-Dame-des-Landes, la privatisation des autoroutes ou les multiples scandales associés à ses grands projets sur tout le territoire français, l’entreprise n’a plus grand chose à perdre en termes d’image.

Bizarrement, en même temps que le groupe français de BTP choisissait ainsi la manière forte contre Sherpa, ses dirigeants admettaient l’existence de problèmes. Xavier Huillard a ainsi confirmé que l’entreprise conservait bien les passeports de ses ouvriers, mais « pas sous la contrainte », ajoutant que la pratique aurait cessé en janvier 2015. De même pour l’amélioration des conditions de logement des ouvriers. Et le flou le plus total demeure en ce qui concerne les sous-traitants employés par Vinci sur ses chantiers, qui ne sont pas couverts par les engagements de l’entreprise.

Pour Sherpa, « les preuves sont là ». L’association estime que la plainte qu’elle a déposée contre Vinci est déjà un succès dans la mesure où elle a forcé Vinci à réagir, qu’elle a permis de mettre sur le devant de la scène médiatique la question de la responsabilité des multinationales en matière d’atteintes aux droits humains, et favorisé ainsi l’adoption d’une première loi en France sur le sujet, malgré l’opposition des lobbies patronaux (lire notre article

Depuis le dépôt de sa plainte, l’association fait signer une pétition en ligne pour demander l’ouverture d’une enquête officielle. Une pétition qui devient aussi désormais une manifestation de soutien à l’association dans ses démêlés judiciaires avec Vinci.

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Olivier Petitjean

17 avril 2015

in Multinationales

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Photo : Kyle McDonald CC



[1site de l’association : http://www.asso-sherpa.org/mandat

[4Sherpa a également déposé plainte contre Vinci dans une autre affaire, portant cette fois sur des allégation de corruption en Russie, dans le cadre du marché de construction d’une autoroute très controversée en raison de son impact environnemental.