L’esprit de tolérance Par Bachir Hadj Ali

mardi 2 août 2016

Figure de proue du mouvement communiste algérien, Bachir Hadj Ali appartient, comme Jean Sénac ou Kateb Yacine, à cette génération de poètes et d’écrivains qui a assumé pleinement son refus du colonialisme. Plusieurs fois condamné, dès 1952, pour ses activités ou ses écrits, il entre dans la clandestinité avant même l’interdiction du Parti communiste algérien en 1955. Il passe en Algérie toute la guerre de libération. En 1962, il devient secrétaire général du PCA, avant qu’une nouvelle interdiction ne frappe ce parti. Arrêté lors du coup d’État en 1965, il est affreusement torturé, emprisonné puis assigné à résidence jusqu’en 1974. Sous le régime du parti unique, alors qu’il est officiellement interdit d’activités politiques, il fonde dans la clandestinité le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS).

Bachir Hadj Ali était un grand homme de culture en même temps qu’un responsable politique connu et apprécié. De ses poèmes, trop peu diffusés, l’histoire n’est jamais absente. Ils tissent, dans une langue musicale, des chants d’amour et de liberté.

Ce texte, publié en 1961 par France nouvelle, est un témoignage de son profond humanisme et de son attachement à des valeurs universelles, celles-là mêmes qui furent à la racine de son engagement de militant anticolonialiste et de communiste. Aujourd’hui, alors que les zélateurs d’un prétendu « choc des civilisations » font feu de tout bois, ce désir d’une société de respect, de justice et de tolérance nous parvient intact.

Rosa Moussaoui
_ _ _ _ _
_ _ _ _ _ _

Bachir Hadj Ali
1961

Il y a sans doute dans les archives du Vatican le double d’une lettre dont voici deux extraits :

« Votre noblesse nous a écrit cette année pour nous prier de consacrer évêque, suivant les constitutions chrétiennes, le prêtre Servand, ce que nous nous sommes empressés de faire, parce que votre démarche était juste. Vous nous avez en même temps envoyé des présents ; vous avez par déférence pour le bienheureux Pierre, prince des apôtres, et par amour pour nous, racheté les chrétiens qui étaient captifs chez vous et promis de racheter ceux que l’on trouverait encore.... »

« Les nobles de la ville de Rome, ayant appris par nous l’acte que Dieu vous a inspiré, admirent l’élévation de votre cœur et publient vos louanges. »

Cette lettre fut écrite en 1076 par le pape Grégoire VII et portée par une délégation romaine au roi En Nacir, de la dynastie des Beni-Hammad, dont la capitale était alors El-Qelaâ dans le Hodna, au sud de Bordj-Arreridj, en attendant l’achèvement de la nouvelle capitale, Bougie, fondée sur le littoral.

L’affaire de l’évêché de Bône motiva un échange de correspondance diplomatique entre Rome et El-Qelaâ. La lettre citée plus haut figure dans cette correspondance.

Je pensais à tout cela après l’attentat au plastic des ultra-colonialistes contre l’église Saint-Joseph de Bab el-Oued à Alger.

Je pensais surtout à l’indignation sincère des Algériens contre cet acte sacrilège et à la solidarité exprimée par nombre d’entre eux à l’abbé Scotto, curé de la paroisse. Et j’étais fier de la largeur de vues du souverain hammadide, qui fait honneur à notre histoire.
J’étais fier aussi de la haute conscience actuelle de mon peuple qui fait honneur à notre cause alors que la terre algérienne porte encore, à côté des plaies nouvelles, les plaies anciennes ; après 1830, les mosquées, comme celle de Ketchaoua, transférées au culte catholique sous la houlette du premier évêque d’Alger, Dupuch, détruites comme celle de la Djenina, ou transformées en casernes ou dépôts de l’armée française ; le culte musulman bafoué, les biens habous volés ; le cri de guerre de l’archevêque de Paris, après la prise d’Alger : « Brisez leur force par votre force, que votre bras suspendu fasse tomber devant vous le Sarrasin farouche » ; l’attitude peu charitable, pour le moins, du cardinal Lavigerie après la famine de 1868 et le rôle de ses missionnaires, agents de la pénétration coloniale et... passons.

Comment oublier, quand les souvenirs cisaillent la mémoire ? L’oubli suffit-il d’ailleurs à guérir les blessures ?

Mais il y a l’esprit de tolérance, souligné par ce verset du Coran :

« À vous votre religion, à moi la mienne »,

ancré malgré les croisades et la guerre coloniale dans l’âme populaire algérienne, le respect de la foi d’autrui ; la délégation française de la paix de passage en Algérie, avant 1954, se rappelle peut-être le couscous mangé à Iffry, dans la région de Tlemcen, par une journée de printemps ; les paysans musulmans et l’organisateur de la réception, notre camarade Tahar Ghomri, membre du Comité central du PCA, tombé depuis au combat dans les rangs de l’ALN, veillèrent à ce qu’il n’y eut pas de viande à ce repas ; ils avaient appris la présence d’un catholique au sein de la délégation, l’écrivain Jacques Madaule, et c’était un vendredi.

Il y a encore l’hospitalité, porte ouverte aux « invités de Dieu », le devoir de l’anaya, assistance inviolable envers l’opprimé, le fugitif, l’étranger, le voyageur.

Il y a surtout l’expérience précieuse de ces années de douleur et d’espérance, le comportement de catholiques d’Algérie, malgré leur petit nombre, pendant cette guerre, laïcs comme Évelyne Lavalette, Élyane Gautheron, Denise Walbert, Coudre, torturés et emprisonnés pour leur solidarité envers notre nation et d’autres encore, prêtres, comme l’abbé Berenguer qui a rejoint le FLN l’abbé Barthès, les curés de la Mission de France de Souk Ahras qui soignaient les Algériens sans leur demander l’origine de leurs blessures, l’abbé Carmona qui demanda et obtint au cours d’un prêche que des marchandises volées par des Européens à des commerçants algériens de Diar el-Mahçoul, soient rendues à leurs propriétaires, en février 1957, après la grève nationale de huit jours, et d’autres encore, les uns et les autres fidèles au souvenir des premiers martyrs chrétiens, au message de fraternité de Aïssa, le Christ, aux traditions de liberté du peuple français.

Et il y aura peut-être - cela dépend d’eux - la contribution sincère des chrétiens d’Algérie au relèvement de notre patrie. À l’instant même où notre peuple «  sème dans les larmes », il offre à nos compatriotes européens de « moissonner » avec lui, demain, « dans la joie ».

Au moment où le gouvernement français cherche à ressusciter sur notre littoral la politique espagnole des présides du XVIe siècle, au moment où il cherche à faire des Européens d’Algérie un corps étranger hostile et intolérable à la nation algérienne, il n’était pas inutile de rappeler le geste de En Nacir.

Il n’était pas inutile de rapprocher, à neuf siècles de distance, ce geste libéral des témoignages de sympathie apportés par des Algériens à l’abbé Scotto.

Mieux que des garanties juridiques, ces témoignages constituent le gage solide d’une entente souhaitable, dans un esprit de tolérance mutuelle, entre tous les Algériens, sans distinction de religion ou de conception philosophique, au sein d’une République indépendante, démocratique et sociale qui s’élèvera demain sur les ruines d’un régime fondé sur l’injustice, l’intolérance et la division raciale.

.

par Bachir Hadj Ali
texte, publié en 1961
par France nouvelle

.

Texte republié Jeudi, 28 Octobre, 2004
in L’Humanité