Témoignage de Abdelhamid BENZINE sur Serge GEX, ouvrier, communiste et militant de l’indépendance nationale

vendredi 3 mars 2017
par  Alger républicain

Récit

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Pour mémoire

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L’AMI SERGE

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Son père et son grand-père étaient nés à Constantine. Lui vit le jour à Oran, un jour du printemps 1926.

A 18 ans, il alla jusqu’à Alger où il séjourna deux semaines entières s’amusant à changer d’hôtels et à apprendre par cœur les noms des rues. De retour à Oran, il raconta en grand voyageur, le Jardin d’Essai et les grands cinémas de la capitale. Il préférait néanmoins Oran pour ce qui est de la kémia et parce qu’il s’y sentait bien. Il parlait Je français, l’arabe et l’espagnol. Son meilleur ami s’appelait Kada. Lui se nommait Serge.

A 19 ans, il quitta l’école avec un brevet en poche.
A 23 ans, il termina son service militaire avec le grade de sergent.
A 24 ans, il travailla aux chemins de fer et comme son père, il milita au syndicat, et plus tard adhéra au Parti communiste algérien.

A 25 ans, il épousa Thérèse et la promena en Alger pour le voyage de noces. Du haut de Fort l’empereur, dominant la baie dans ses couleurs du soir, il évoqua avec un peu de mystère, ses souvenirs algérois vieux de sept ans. Thérèse en fut jalouse mais si peu qu’elle ne cacha pas l’admiration qu’elle avait pour son Serge.

Serge avait 30 ans quand Thérèse lui donna deux garçons : des jumeaux.
Six mois après, Serge se réveilla en prison. C’était 1956. Il avoua sa participation à la rébellion et fut condamné à vingt ans de travaux forcés pour « association de malfaiteurs ».

Serge « vécut » cinq ans dans toutes sortes de prison. Il y apprit la mort de camarades, d’amis très proches. Henri, Tahar, Fernand. Les garde-chiourmes trouvèrent mille occasions d’apprendre à vivre à ce renégat, à ce traitre :


« si encore tu étais un arabe, lui disait le tortionnaire CASTILLO, on peut comprendre, mais un Français ! »

Serge essaya d’expliquer. Il aurait mieux fait de se taire pour éviter les coups. Une autre fois, Castillo le traita de « sale bâtard » parce que, lui dit-il :


« pour être communiste, FLN et pas Français comme toi, il faut être bâtard !…  ».

Depuis, il ne l’appelait plus que le bâtard :

« le bâtard à la corvée ! Le bâtard à la douche ! Le bâtard au parloir ! ».

Comme Serge ne paraissait pas vexé, Castillo entra dans une grande colère et de sa grosse clef, il lui défonça une côte.
Quinze jours d’infirmerie qui reposèrent un peu le bâtard.

Pendant deux ans, Thérèse supporta la séparation. Elle vint régulièrement au parloir de la prison avec ses jumeaux et son couffin de douceurs tendrement préparés.

La troisième année, Thérèse se retrouva avec les enfants dans une ville de France d’où elle eût l’honnêteté de lui écrire pour demander le divorce.

" Tu comprends, disait-elle, tu as encore pour dix-huit ans de prison et moi,
franchement, je ne peux pas sacrifier ma vie à t’attendre. Je t’aime toujours
mais je ne peux pas. Je trouve que tu as gâché ta vie surtout que personne ne
te sera reconnaissant. Là-bas, tu seras toujours un étranger ...
"

Thérèse lui parla encore des petits qui n’oublieront pas leur père ... et aurait-il besoin de vêtements chauds ?

Serge lut et relut la lettre de Thérèse. Tristesse et lassitude. Pourtant,
il avait cru : s’aimer toujours dans la joie et dans la peine comme disent les curés. Ni meilleure ni pire que les autres ma Thérèse. Elle tenait - et pourquoi pas - à son petit confort un modeste appartement, le frigidaire, le cinéma du samedi, la promenade du dimanche sur le front de mer, la sécurité des jours qui se suivent et se ressemblent. Et bien sûr qu’on est aimable, bienveillant. Thérèse permettait même à Serge de faire de la politique. Pas trop, bien sûr - les hommes, n’est-ce pas - on ne peut pas les empêcher de faire ça. C’est comme de jouer aux boules ou à la belotte. L’ennui est qu’il y a beaucoup d’arabes parmi les amis de Serge. Il est vrai qu’il y a des arabes qui ne sont pas comme les autres, des gens propres, polis, tout et tout …

Econome avec quelque folie à Noël, Thérèse n’aime pas les histoires, les complications. Pour avoir la paix, il faut être bien avec tout le monde et Thérèse est bien avec les voisines, celles de l’immeuble et celles d’à côté. Sur le palier de l’étage, avec Mme Germaine, on parle des grossesses difficiles, du temps qu’on n’a jamais vu comme ça, des aubergines inabordables au marché.
Quelquefois aussi, on évoque les malheurs de la pauvre princesse Béatrice :

Vous avez lu Madame ? Quel malheur ! ...

Serge se souvient des petits soins dont elle l’entourait, de la grande peine qu’elle avait eu quand il tomba malade. Plutôt gentille Thérèse. Et moi trop pris, trop préoccupé et trop content le soir de retrouver ma bouillabaisse, les gestes maladroits et les premiers mots savoureux des petits, les caresses de ma Thérèse. Mais pourquoi dit-elle, que je serai toujours un étranger ? Etranger ?

Allons donc. L’Algérie a besoin de tous ses enfants pour construire, vivre, faire le socialisme :

" Socialisme ma belle
c’est quand notre bien aimée
n’attend de nous
ni argent, ni gloire,
hormis la fidélité "

Ainsi parlait le Grand Turc qui veilla sur le cercueil de Lénine.

Serge accepta le divorce. Il pensa à ses enfants. Seront-ils comme leur père à partager les terribles souffrances mais aussi les grandes joies des peuples en marche ? Au-delà de toutes les frontières ...

1962 : Serge est libéré peu après le cessez-le-feu. Retour à Oran. Ce n’est pas encore la paix. Pendant trois mois encore, ce sera la folie meurtrière des fascistes.
Les bateaux font des affaires avec les « pieds noirs » qui s’en vont. Il croise une femme âgée avec des valises. Elle parle et pleure. Elle a l’accent de Thérèse.
Serge n’a plus de femme. Il n’a plus de logement. Le sien avait été vite loué par le propriétaire à un officier para - ses meubles entassés dans la cave.

Les premiers jours, il logea dans un hôtel du quartier européen. Il fut vite repéré et échappa de peu aux tueurs de l’OAS. Il s’installa dans le quartier musulman. Il faillit être lynché par une foule à bout de patience. Il fut sauvé de justesse par des compagnons de prison. Il retrouva ensuite son ami Kada qui le recommanda aux responsables FLN du quartier. Il fut chaleureusement accueilli, logé, nourri, protégé. Dans l’école éventrée réouverte, il enseignait et, le dimanche, il participait au nettoyage du quartier. Il traça les couleurs algériennes sur des poteaux, des arbres, sur des chapeaux en papier. Dans !a cité, les enfants l’appelaient « Maître » et leurs mères l’appelaient « Monsieur Serge » :

« il faut crier sur mon fils pour qu’il ne manque pas l’école, Monsieur Serge ! ».

A la proclamation de l’indépendance, il était dans la foule immense qui défilait. Avec les habitants du quartier, il chanta, dansa. Mais pourquoi a-t-elle dit que je serais toujours étranger ? …

Serge récupéra son logement ; reprit son travail aux chemins de fer.
Construire, reconstruire, il y avait tant à faire, on ne comptait plus !es heures de présence ; on se nourrissait de sandwichs en attendant de problématiques salaires - Avant tout : remise en marche, production, rendement. Relever les ruines, montrer à Bugeaud qu’on n’a pas besoin de lui pour bâtir de grandes choses.

Pendant trois ans, Serge consacra ses soirées à alphabétiser, ses dimanches à reboiser ou avec son équipe de cheminots volontaires à réparer les tracteurs et les machines des fermes d’Etat.

Le chemin paraissait rude, long, très long mais au bout il y avait les promesses de Novembre, celles d’une patrie heureuse ...

Un fait pourtant chagrinait Serge. Malgré de multiples démarches, il n’avait pas encore obtenu la nationalité algérienne. Au début, il pensait qu’il y avait droit d’office. Il eut de la peine à en faire la demande, se sentant diminué, humilié. Puis il se raisonna et réunit tous les papiers exigés, toutes les pièces justificatives. Et cela fait deux ans qu’il attend. Serge attend mais ne désespère pas, totalement pris par une activité débordante.

Automne 1965 : Serge est de nouveau en prison. Avec d’autres de ses amis Ahmed, Paul [1] ... Pour « association de malfaiteurs ».

En cellule, Serge pense à ses enfants. En neuf ans, il ne les avait revus qu’une fois. De drôles de bonshommes ! Et leur mère ? « Surtout que personne ne te sera reconnaissant. Là-bas, tu seras toujours un étranger ... »


Non, non et non !
Ici est ma patrie, ici est mon passe,
Ici est mon avenir !

Il se souvient de ce que son ami d’Alger, Fernand lveton, déclarait peu avant d’être guillotiné :

« la vie d’un homme, la mienne, compte peu. Ce qui compte c’est l’Algérie, son avenir ».

A la fin de l’été 66, Serge fut expulsé du territoire algérien. Comme étranger.

Il se retrouva dans le brouillard d’une ville de France, une petite valise à la main.

Il n’avait ni femme, ni foyer, ni travail, ni argent. En France, il était étranger.

Serge est triste, triste, mais il n’a pas d’amertume. Il sait les épines qui entourent la rose. Il pense à l’avenir. Il se souvient de l’œillet de Belloyanis. Un poème de Pablo Neruda chante en espagnol dans sa tête.

« Tu m’a montré comment la douleur d’un homme meurt dans la victoire de tous »

* *
*

Quelques années plus tard, Serge se tua dans un accident de voiture. En allant à l’aéroport chercher un de ses amis algériens.

Il est enterré là-bas, dans la ville du brouillard.

Abdelhamid BENZINE


[1En 1965, Serge Gex a été arrêté à Oran avec Abbad puis transféré à Alger dans les locaux de la sécurité militaire et ensuite, il a été transféré à Lambèze où il se retrouva en compagnie de Mohamed Harbi, Hocine Zahouane, Bachir Hachir Hadj Ali, Jacques Salort, Lamoudi et William Sportisse. NR